Valentine de Saint-Point

Manifeste Futuriste de la luxure

Réponse aux journalistes improbes qui mutilent les phrases pour ridiculiser l’idée ; à celles qui pensent ce que j’ai osé dire, à ceux qui pensent que la luxure n’est encore que péché, à tous ceux qui n’atteignent dans la luxure que le vice, comme dans l’orgueil que la vanité.

La luxure conçue en dehors de tout concept moral et comme élément essentiel du dynamisme de la vie, est une force. Pour une race forte, pas plus que l’orgueil, la luxure n’est un péché capital[1]. Comme l’orgueil, la luxure est une vertu incitatrice, un foyer où s’alimentent les énergies.

La luxure, c’est l’expression d’un être projeté au-delà de lui-même ; c’est la joie douloureuse d’une chair accomplie, la douleur d’une éclosion ; c’est l’union charnelle, quels que soient les secrets qui unifient les êtres, c’est la synthèse sensorielle et sensuelle d’un être pour la plus grande libération de son esprit ; c’est la communication d’une parcelle de l’humanité avec toute la sensualité de la terre ; c’est le frisson panique d’une parcelle de la terre.

La luxure, c’est la recherche charnelle de l’inconnu, comme la cérébralité en est la recherche spirituelle. La luxure, c’est le geste de créer et c’est la création. La chair crée, comme l’esprit crée. Leur création, en face de l’univers, est égale. L’une n’est pas supérieure à l’autre. Et la création spirituelle dépend de la création charnelle.

Nous avons un corps et un esprit. Restreindre l’un pour multiplier l’autre est une preuve de faiblesse et une erreur. Un être fort doit réaliser toutes ses possibilités charnelles et spirituelles. La luxure est pour les conquérants un tribut qui leur est dû. Après les batailles, les soldats aiment les voluptés où se détendent, pour se renouveler, leurs énergies sans cesse à l’assaut. Le héros moderne, héros de n’importe quel domaine, a le même désir et le même plaisir. L’artiste, ce grand medium universel, a le même besoin. Même l’exaltation des illuminés des religions assez neuves pour que leur inconnu soit tentant, n’est qu’une sensualité détournée, spirituellement, vers une image féminine sacrée.

L’art et la guerre sont les grandes manifestations de la sensualité ; la luxure est leur fleur. Un peuple exclusivement spirituel ou un peuple exclusivement luxurieux connaîtraient la même déchéance : la stérilité.

La luxure incite les énergies et déchaîne les forces. Elle poussait impitoyablement les hommes primitifs à la victoire pour l’orgueil de rapporter à la femme les trophées des vaincus. Elle pousse aujourd’hui les grands hommes d’affaires qui dirigent la banque, la presse, les trafics internationaux, à multiplier l’or, créant des centres, utilisant des énergies, exaltant des foules, pour parer, augmenter, magnifier l’objet de leur luxure. Ces hommes, surmenés mais forts, trouvent du temps pour la luxure, moteur principal de leurs actions et des réactions de celles-ci répercutées sur des multitudes et des mondes.

Même chez des peuples neufs, dont la luxure n’est pas encore déchaînée ou avouée, qui ne sont pas les brutes primitives, ni non plus les raffinés des vieilles civilisations, la femme est le grand principe galvanisateur auquel tout est offert. Le culte réservé que l’homme a pour elle, n’est que la poussée encore inconsciente d’une luxure sommeillante. Chez ces peuples, comme chez les peuples nordiques, pour des raisons différentes, la luxure est presque exclusivement procréation. Mais la luxure, quels que soient les aspects, dits normaux ou anormaux sous lesquels elle se manifeste, est toujours la suprême stimulatrice. La vie brutale, la vie énergique, la vie spirituelle, à certaines heures exigent la trêve. Et l’effort pour l’effort appelle fatalement l’effort pour le plaisir. Sans se nuire, ils réalisent pleinement l’être complet. La luxure est pour les héros, les créateurs spirituels, pour tous les dominateurs, l’exaltation magnifique de leur force ; elle est pour tout être un motif à se dépasser, dans le simple but de se sélectionner, d’être remarqué, d’être choisi, d’être élu.

La morale chrétienne seule succédant à la morale païenne, fut fatalement portée à considérer la luxure comme une faiblesse. De cette joie saine qu’est l’épanouissement d’une chair puissante, elle a fait une honte à cacher, un vice à renier. Elle l’a couverte d’hypocrisie ; c’est cela qui en fit un péché.

Qu’on cesse de bafouer le Désir, cette attirance à la fois subtile et brutale de deux chairs quels que soient leurs sexes, de deux chairs qui se veulent, tendant vers l’unité. Qu’on cesse de bafouer le Désir, en le déguisant sous la défroque lamentable et pitoyable des vieilles et stériles sentimentalités. Ce n’est pas la luxure qui désagrège et dissout et annihile, ce sont les hypnotisantes jalousies artificielles, les mots qui grisent et trompent, le pathétique des séparations et des fidélités éternelles, les nostalgies littéraires ; tout le cabotinage de l’amour.

Détruisons les sinistres guenilles romantiques, marguerites effeuillées, duos sous la lune, fausses pudeurs hypocrites ! Que les êtres rapprochés par une attirance physique, au lieu de parler exclusivement des fragilités de leurs cœurs, osent exprimer leurs désirs, les préférences de leur corps, pressentir les possibilités de joie ou de déception de leur future union charnelle. La pudeur physique, essentiellement variable selon les temps et les pays, n’a que la valeur éphémère d’une vertu sociale.

Il faut être conscient devant la luxure. Il faut faire de la luxure ce qu’un être intelligent et raffiné fait de lui-même et de sa vie ; il faut faire de la luxure une œuvre d’art. Jouer l’inconscience, l’affolement, pour expliquer un geste d’amour, c’est de l’hypocrisie, de la faiblesse ou de la sottise. Il faut vouloir consciemment une chair comme toutes choses. Au lieu de se donner et prendre (par coup de foudre, délire ou inconscience) des êtres forcément multipliés par les désillusions inévitables des lendemains imprévus, il faut choisir savamment. Il faut, guidé par l’intuition et la volonté, évaluer les sensibilités et les sensualités, et n’accoupler et n’accomplir que celles qui peuvent se compléter et s’exalter. Avec la même conscience et la même volonté directrice, il faut porter les joies de cet accouplement à leur paroxysme, développer toutes possibilités et éclore toutes les fleurs des germes des chairs unies. Il faut faire de la luxure une œuvre d’art, faite, comme toute œuvre d’art, d’instinct et de conscience.

À suivre………….

[1] En référence aux sept péchés capitaux de la religion chrétienne.