Les limites de la masculinité : un marqueur ontologique et sexologique au cœur de notre société.

Par Magali Croset-Calisto*

C’est un fait, le modèle de l’homme viril et de la domination masculine sur lequel s’est construite la société occidentale (dénoncé par Pierre Bourdieu en son temps et par le mouvement #MeToo actuellement) n’est plus de mise auprès de la jeune génération. Ivan Jablonka dans son livres Des hommes justes, du patriarcat aux nouvelles masculinités (Seuil 2019) retrace avec pertinence le parcours qui A conduit aux « failles du masculin » et à ce qu’il nomme la « justice de genre ». Cependant, la remise en cause de l’identité masculine n’est pas sans poser quelques stupeurs et tremblements auprès de plusieurs générations d’hommes dont le souci de plaire se confronte à l’imaginaire guerrier inculqué par les fondements même de notre société. Comme le soulignait le sexologue Philippe Brenot en 2012, les couples des années 2000 se sont davantage construits sur une « sexualité relationnelle », laquelle implique l’égalité des échanges et la remise en cause de l’autorité masculine. Dès lors, une « menace sur la virilité » est apparue dans la mesure où la performance sexuelle des hommes dépendait désormais de la réciprocité de leur relation et donc de la prise en compte du désir de leur partenaire. De nombreux hommes se sentirent déchu de leur position de sujet omnipotent pour devenir objet du regard des femmes et de leurs attentes (y comprises sexuelles). Puis le mouvement #MeToo signifiant ouvertement la fin de l’empire du mâle dominant.

La question qui se pose alors est de savoir ce que signifie être un homme aujourd’hui. La déconstruction du masculin et la féminisation qui s’en est suivie chamboule les hommes en quête d’eux-mêmes (pas les autres). Depuis la révolution sexuelle de mai 68, la remise en cause de la domination masculine les interroge dans leur identité profonde (mais nous verrons ultérieurement que mai 68 ne représente qu’une des clés de lecture pouvant expliquer la mutation en cours).

La masculinité : une question avant tout ontologique

Tel est le cas de Simon par exemple (les prénoms ont été volontairement modifiés), ingénieur de 31 ans, venu me consulter récemment en cabinet de sexologie – comme nombreux autres jeunes hommes de sa génération – pour une dysfonction érectile persistante :

«  Le problème est que je ne sais plus comment m’y prendre avec les femmes. J’ai la hantise de me faire traiter de « macho » car je me situe avant tout dans le partage et le respect du désir de mes partenaires. #MeToo est passé par là et je soutiens totalement ce mouvement. Vous savez, je ne suis pas un primate sexiste qui ne pense qu’à son propre plaisir…  Je suis fier d’être attentif et de pouvoir me montrer tendre, mais cela m’empêche au final de « bander ». Je ne ressens plus ma virilité, et d’un autre côté, il m’est impossible de me comporter en égoïste pour autant. Bref, je me sens bloqué.»

Ou encore l’exemple d’Antoine, commercial de 34 ans, qui essaie de trouver un sens à sa présence auprès des femmes : « Les femmes d’aujourd’hui sont indépendantes et fortes. Elles gagnent bien leur vie, savent tout faire mieux que nous et peuvent même faire un enfant seule ! Je soutiens leur combat même si j’ai un peu peur de cela. En définitive, elles sont en train de dire qu’elles n’ont plus besoin de nous… ».

Le paradoxe est que plus la société devient égalitaire et libérée et plus l’angoisse des hommes s’amplifie. Car déconstruire la domination masculine et les figures ancestrales de l’autorité revient dans l’imaginaire de nombreux hommes à s’attaquer à leur faculté érectile. Et c’est là que le bât blesse. Beaucoup d’hommes (et de femmes !) ont du mal à résoudre l’équation entre le respect, la tendresse, le partage des tâches d’un côté et les moments de désir, d’amour et de sexualité d’autre part, avec l’inattendu, le lâcher-prise et l’explosivité qu’il revendique.

Aussi, la question sous-jacente des hommes qui consultent en sexologie s’avère plus ontologique que thérapeutique. Elle concerne le sens de leur existence auprès des femmes ainsi que leur rôle à incarner dans notre société. « A quoi servons-nous ? Semblent-ils proclamer en chœur. L’homme moderne ne sait plus où se situer. Beaucoup d’hommes ne comprennent plus ce qui est attendu d’eux (socialement, culturellement, familialement, sexuellement…) et se perçoivent souvent comme inutiles, voire accessoirisés.

Et lorsque les doutes s’emparent de l’être, la sexualité bien souvent se gâte…

Les conséquences de la modernité sur la sexualité

C’est pourquoi, paralysés par l’angoisse, certains hommes cherchent alors refuge dans une sexualité de performance qui leur permettra de prouver « qui ils sont vraiment ». Mais là encore, c’est sans compter l’émancipation de certaines femmes qui osent désormais déclarer leur désir haut et fort. Et le spectre de la femme fatale, insatiable et castratrice (re)surgit. Dans un récent article le psychanalyste Vincent Estellon, rappelle qu’en 1918 déjà, Freud émettait l’hypothèse que l’homme redoute au final d’être affaibli par la femme, car ce dernier craint d’être contaminé par la passivité qui le gagnera après le coït aux effets soporifiques et apaisants : « Tandis qu’il se fatigue, elle est susceptible d’en redemander. L’homme se rend compte que la femme, forte des plaisirs qu’elle lui procure, détient ce pouvoir de l’influencer. Face au danger de la domination féminine, le rabaissement de la femme constitue une manœuvre efficace pour l’homme peureux de perdre son pouvoir et sa puissance phallique ».

Cela se vérifie d’ailleurs en cabinet de consultation par la recrudescence des demandes de jeunes patients (essentiellement de 20 à 40 ans) venant consulter pour des problèmes de « virilité ». En une décennie, les consultations pour éjaculations prématurées ou dysfonctions érectiles se sont multipliées. Certes, les jeunes gens consultent plus facilement que leurs aînés, mais il apparaît aussi que de nouveaux maux liés au manque de confiance en soi sont apparus chez ces derniers. La remise en cause de la domination masculine a littéralement « troublé le genre » (pour reprendre une formule de Judith Butler). L’imaginaire et le désir qui se nourrissaient alors d’autorité et de transgression doivent désormais trouver leurs fondements théoriques et leurs concrétisations pratiques sous d’autres formes. A moins que le désir ne s’étiole totalement sous l’effet de l’angoisse et de « l’inquiétante étrangeté » que procurent ces nouvelles femmes qui savent ce qu’elles veulent. L’évitement et la fuite comme mécanisme (inconscients) de défense imprègnent alors la sphère sexuelle et se traduisent le plus souvent sous forme d’éjaculation précoce et de pannes sexuelles récurrentes.

De la mâle attitude à…?

L’histoire de l’homme moderne est à écrire.

Mais gardons-nous de stigmatiser trop vite l’émancipation des femmes comme véritable cause de la « panique masculine ». Car sociologues, sexologues et philosophes s’accordent aujourd’hui pour dire que la révolution sexuelle (sous entendue féministe) n’a qu’une influence limitée dans la déconstruction de l’identité masculine. Dans son ouvrage La fin des hommes, Hanna Rosin démontre comment celle-ci relève avant tout du déclin de l’économie manufacturière et de l’émergence d’une économie de services où « l’intelligence sociale » est venue supplanter la force physique. La fin de la révolution industrielle, l’économie de marché, la maîtrise de la fécondité des femmes, l’arrêt du service militaire, sont autant d’éléments qui ont concouru à la déconstruction de la « mâle attitude » au profit de… de quoi justement ? Car telle est LA question. Si les hommes ne trouvent plus leur place dans la société actuelle, c’est que celle-ci a explosé sans fournir de nouveau modèle. Si la masculinité est indéniablement en pleine mutation, les enjeux de la nouvelle identité de l’homme restent encore à définir… C’est ce que Ivan Jablonka, mais aussi Mechthild Fend, Eva Illouz, Olivia Gazalé, Camille Froidevaux-Metterie comme bien d’autres chercheuses et chercheurs s’engagent à questionner aujourd’hui. C’est ce que les mouvements sociaux tels #MeToo revendiquent en filigrane aussi. La question de la masculinité n’a pas le monopole du cœur des hommes, bien au contraire, elle s’inscrit désormais au cœur même des grandes questions de notre société.

* Psychologue, sexologue et addictologue.

Auteure de nombreux ouvrages dédiés aux représentations de la sexualité dans notre société.

www.magalicroset-calisto.com