Lili à l’os nous transporte de Belleville en désert et conte l’histoire de Lili la belle, native de Miliana en Algérie, d’Ahmed son protecteur, pour se terminer dans les bras d’Isabelle Eberhardt morte et enlisée dans les sables du Sahara – l’auteur franchissant l’espace d’un trait pour les rejoindre. Dans l’Ouarsenis farouche, ancien fief d’Ali la Pointe, Robert, jeune héros de Fellaga, fait l’apprentissage de l’amour vrai dans la Voie lactée, celle-là même qui rugit chaque nuit au-dessus du bordj où s’étiole François Augiéras/Antinoüs dans les bras d’un colonel/empereur Hadrien (Le festin du léopard inclus) ; Nout, déesse égyptienne, dans un geste désespérant d’humanité, réunit Robert et le fellaga mort. Musique au cœur avec Anne au plafond, Anne, un idiot à peine sympathique, reflet adulte de Robert, qui découvre le sexe avec un violoncelle, ou une viole à sept cordes, celle de Monsieur de Sainte Colombe, avant de trépasser au Désert, en Dordogne, près de la ville où François Augiéras rendit l’âme la tête dans la Voie lactée, précisément. Anne au plafond nous mène à la Joye des Élisés, ce moment suspendu où tout se résout dans la singularité quantique. Joye des Élisées ou la vie sidérée dans le temps de la disparition.

Philippe Thireau

Philippe Thireau est écrivain, auteur dramatique et poète. Il vit en Tunisie.

EXTRAIT (ouvrage à paraître)

Sous la place se connaissaient quelques trous profonds, des grottes qui étaient autant de mondes distants ; il en connaissait certaines ; elles étaient aujourd’hui également interdites.

Le vent du Sud les pénètrait et faisait hurler leurs parois. Plus on s’enfonçait dans les grottes et plus la terre était chaude. Les grottes étaient reliées entre elles. Au-dessus les promeneurs flânaient sur la place. Nout les protégeait. L’horizon s’embrasa au sud-est, on eut cru qu’une allumette grattant la roche en était responsable. La montagne semblait en feu. Un vieil avion de combat était passé sur elle, il l’avait caressée de ses ailes puis, rageur, avait largué ses bombes au napalm sur les arbres, les hommes et les femmes, peu importait, c’était un avion aveugle qui bombardait au jugé. Le spectacle était magnifique. Le spectacle de la mort ordonnée n’était pas interdit, on le recommandait même pour valoir d’exemple.

Les promeneurs étaient pris d’une sorte de frénésie lente. Leurs silhouettes se confondaient avec celles des arbres et des réverbères tordus. On ne distinguait plus vraiment les humains des choses, c’était comme si toute cette engeance se préparait à entrer plus tard dans un film de Delvaux, Un soir, un train[1] peut-être, et à danser la danse macabre de la vie suspendue. Allez braves gens, ne soyez pas avares des petits gestes qui font les grands mystères, embrassez qui vous voudrez, l’avion brinquebalant, toussotant mais terrible, passera bien par vous et vous mariera pour l’éternité.

Les danseurs de la pointe des Blagueurs disparaissaient dans la nuit. Les réverbères mouraient. On entendait des crissements, les pieds frottaient sur le pavement, les cailloux. À l’infini rayonnement des cieux éclairés par Nout répondait l’infinie tristesse des jours morts aventurés dans la nuit. Les hommes et les femmes dansaient, corps cassés, alors qu’un avion bombardait toujours au loin. Il s’approchait des falaises, larguait sa semence mortelle, puis remontait à la verticale comme pour rejoindre une escadrille qui se serait postée ad vitam au-dessus des nuages.

Lorsqu’on raconte la mort, la mort n’est pas là. On ne la perçoit même pas. Inutile de décrire. Ce ne sont que des images pour complaire, des images DANS LA TÊTE jetées en pâture aux gens, des images de faiseurs, certains géniaux. Personne ne meurt, le souvenir des morts est vivace, les souvenirs sont vivants. Tant qu’on est pas mort soi-même, nul n’est mort car on ne connaît pas la mort et on ne peut rien en dire. Et pourtant, quel acharnement des peintres et écrivains à la représenter : mort, mort, mort. Goya, sublime ! Ah, mort sublime ! Le frisson ! Surtout lorsqu’elle est donnée cruellement. Ah, Mirbeau et son Jardin des supplices ! La mort, dernier spectacle vivant. Le gladiateur lorsqu’il combat ne se voit pas mort et pourtant il meurt et des peintres représentent son agonie en veux-tu en voilà. Mais qu’est-ce que cela, l’agonie, vous pouvez me le dire ! C’est Flaubert qui en parle le mieux : « La race des gladiateurs n’est pas morte, tout artiste en est un. Il amuse le public avec ses agonies. » Voilà le mot vrai, toute vérité est un mensonge de la vérité, c’est Flaubert qui retourne la peau du lapin comme grand-père autrefois le faisait (et qui met en lumière). Tu parles ! C’est sa propre mort qu’on essaie d’expulser de la pouriture vivante, espérant ensuite n’y plus penser, hein, Dali ? Perdu… E péricoloso sporgersi. Infâme artiste qui se donne putement au public et qui fait des discours discours, merde, des discours. MORT, je te décrirai, qui m’en empêchera ? Hein ! Qui ?

MORT DE GUERRE

La guerre était en Kabylie, dans toute l’Algérie. Elle avait surgi là, un jour qui semblait pareil à un autre, après bien des conflits anciens… C’était jour de marché à Miliana, les gens se hélaient, ils discutaient rudement le prix des pastèques, énormes obus remplis d’eau fraîche. Tout semblait fonctionner de manière civile. On parlait des morts à bas mots. C’était sans doute la tristesse d’avoir perdu un fils qui rendait cette femme courbée sur un étal si triste ; son visage n’avait rien d’un visage, il se distinguait à peine de la craie des murs, il n’était que rides et grimaces. L’eau de ses yeux avait fui ; le désert se lisait dans le regard perdu des femmes vaincues par la guerre – toutes celles qui perdent un fils, un père, un mari, même dur, perdent la vie ride après ride.

les filles en majesté microssillon

que les rides des vieillards accueillent

rayent les ciels fatigués

Un jour de grand soleil, toute la ville se retrouva aux abords du jardin public. On avait entendu tirer la nuit précédente, mitrailler sous le Zaccar. Le marabout d’Abd el Kader, au sommet de la montagne, en était tout retourné ; un nuage blanc en forme de cœur le cachait à la vue des badauds. De l’autre côté du mamelon était la Méditerranée, des petites villes balnéaires sentant la merguez, et les ruines de Tipaza la romaine que les permissionnaires visitaient entre deux opérations militaires dans le bled.

« Que se passe-t-il ? » lança le garde-champêtre effaré. La foule se pressait en silence. Deux soldats français qui n’en menaient pas large, le pistolet-mitrailleur à la hanche, montaient une garde illusoire auprès d’un petit bassin vide de son eau. C’était là qu’il gisait, lui, le soldat du bled, un jeune fellaga vêtu d’un treillis vert absent de ceinturon. Son teint était blafard. Cela surprit Robert. Car le fond du visage était bistre, et ce vert qui mangeait la peau lui paraissait irréel. Robert n’avait jamais encore approché la mort (il avait lu des livres morts). Elle était là, devant lui, elle était comme une invitation à cheminer avec elle. Il se sentait frère de la frêle dépouille qu’il pensa être celle d’un enfant déguisé en soldat. Un soldat, vraiment ? La foule des hommes en burnous et chéchia restait étrangement statique et cette absence de vie glaça le sang de Robert. L’assemblée semblait morte comme l’enfant soldat était mort. Rien n’était plus faux que cette impression-là ! Robert, lui, vivait la mort, de l’intérieur, et il projetait ce fantasme sur la foule qu’il croyait saisie du même symptôme. En vérité, les burnous flottaient dans le vent léger, l’air embaumait le parfum des roses, tout respirait la vie dans le sein de la mort. Un homme bouscula Robert en grommelant et lui saisit le bras doucement. Le jeune homme ouvrit la bouche et reconnut un voisin qui travaillait à la mine de fer du Zaccar : « Sauve-toi, petit », lui ordonna l’Arabe. Un son sortit de la bouche du jeune Robert, un son indistinct, une maladie du son, rien. L’Arabe lui sourit tristement. Alors l’enfant osa une phrase : « Ce n’est pas juste ! »

Que fait Nout qui, chaque nuit, embrasse Miliana ? « Ce n’est pas juste ! » Les enfants déguisés en soldats meurent et les locataires de l’Olympe jouent leur partie avec un détachement insolent.

P.a.s p.o.s.s.i.b.l.e c’e.s.t p.a.s p.o.s.s.i.b.l.e ———————— n.o.n ————— p.a.s —— e.n.c.o.r.e —— p.l.u.s ————————– j.a.m.a.i.s —– ç.a. La mort, là, sous les yeux de Robert, une vraie mort ; il se voudrait mort lui aussi, par empathie, gisant dans la mémoire des hommes et des femmes qui le pressaient. Les deux enfants, le fellaga et lui, dans la mémoire des autres, morts, morts… Que les doigts scélérats du scripteur assassin en poussière se réduisent. Fini ! Fini ! L’autre, ce putain de mort, Dali, lui, avait compris, il ne voulait pas. Il ne voulait pas vieillir en viellissant. Il savait. Jeune, on ne peut pas savoir qu’on vieillit en vieillissant. C’est celui/celle qui raconte qui tue.

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Il fallut que Robert se trouvât dans l’Algérie qu’il adorait, pour qu’il fît retour sur lui, pour qu’il approcha la paix alors que la guerre faisait rage. La paix. Il la cherchait dans le rythme lent des jours, dans la plénitude des soirées passées sous la Voie lactée, exactement. Il commença tôt à comprendre que la façon qu’un homme a d’approcher le temps déterminait sa personnalité ; il se disait qu’il faisait bon s’étendre et s’agrandir avec le temps sans exagérer l’action.

S’il avait eu un père, même maudit comme celui que se construisit Abdallah Chaamba, il serait devenu sage jeune homme ; mais sa jeunesse adolescente, outre qu’elle travaillait son corps, le poussait à vouloir accroître sa richesse matérielle. Il rêvait de réussite sans bien savoir ce que cela signifiait.

Le corps accru.

Il ne pouvait cependant s’empêcher de remâcher la guerre dans sa tête ; elle s’installait durablement, et les morts l’habitaient depuis. Ils étaient tous là, des millions d’enfants morts qui erraient dans le temps étiré. Que pouvait faire Robert ? Où les envoyer ? Il mourrait avec eux avant même de grandir. À quoi bon ces simagrées… Il était sûr d’une chose : il aimait de passion le fellaga exposé dans une fontaine privée de son eau, et qui resta là jusqu’à puer.

Écrivons pour être brûlé. Et suivons Quignard qui nous livre dans son « Zétès » que l’humanité n’a jamais été humaine, que son désensauvagement est plus féroce que la vie primitive. Le totalitarisme édénique qui hante Quignard est souffrance. Zétès, celui qui cherche, cherche dans l’écriture, qui est une violence faite à la pureté, « la confiance orale enfuie muettement au fond du corps ».

Violence des hommes qui écrivent les mots pour dire l’horreur et ainsi en forment à jamais l’image dans le présent de la mémoire.

Ne plus écrire, jamais, ce qui n’est pas écrit n’est pas. Cessons de jouer avec la main torve. Absolvons ainsi tous les meurtres et faisons de chaque matin sans mémoire une épiphanie, vivre dans le mort de l’autre est encore la meilleure des choses lorsqu’on ne sait rien faire d’autre… Que le récit s’éteigne, disparaisse… et alors le jeune fellaga mort ne sera plus mort, plus jamais mort, jamais né, un impossible amour, impossible de serrer l’enfant des limbes contre soi, impossible, impossible, il n’est pas né, c’est une image, un instant menteur, la mort imprimée c’est tout, imposture de l’écrivain, jamais vu ce fellaga.

[1] D’après la nouvelle de Johan Daisne, De trein der traagheid (1950)