Dépaysements et expatriation du désir de Gaëtan Brulotte

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Écrivain et universitaire, Gaëtan Brulotte a publié une quinzaine de livres, dont des recueils de nouvelles (Le surveillant, Ce qui nous tient, Épreuves, La vie de biais, La contagion du réel), un roman (L’emprise), une pièce de théâtre (Le client, créée au Festival d’Avignon, avec l’Aide à la Création dramatique du Ministère de la Culture (France), ainsi que des essais remarqués, notamment sur des genres littéraires injustement négligés et sous-estimés comme la nouvelle et sur des littératures jugées « mineures », comme dans son survol critique La nouvelle québécoise des origines à nos jours.

Il a sans cesse porté son attention sur des textes marginaux ou exclus de l’Histoire littéraire canonique et en particulier sur ceux qui explorent le désir, pour voir ce qu’ils nous apprennent sur la condition humaine, comme notamment dans Œuvres de chair. Figures du discours érotique et Encyclopedia of Erotic Literature en deux volumes chez Routledge à New York, le premier dictionnaire encyclopédique du genre, avec 200 collaborateurs de divers pays. Il a également publié sur la littérature française contemporaine (Les cahiers de Limentinus) et sur la création littéraire (La chambre des lucidités, Nulle part qu’en haut désir). à suivre 

 DÉPAYSEMENTS

ET

EXPATRIATION DU DÉSIR

C’est que le désir lui-même est voyage, dépaysement et arrachement à mon lieu.

Francis Affergan, Exotisme et altérité, 58.

Cet article examine rapidement les liens étroits qui s’établissent dans l’érographie [1] entre le plaisir et ce qu’on appelle, en gros, le dépaysement. Autour de la sexualité se déploie, en effet, tout un code de l’extranéité dont on peut considérer quelques modalités majeures d’inscription.

LES FORMES

On distinguera quatre formes de dépaysement géographique. D’abord, l’expatriation de l’amour. L’action luxurieuse se situe très souvent dans une contrée étrangère ou dans un ailleurs lointain et flou. Ainsi, dans Les Cent Vingt Journées de Sodome de Sade, les libertins se sont retirés à Silling, « hors de France », dans la Forêt-Noire. Dans cette veine, la fin du XIXe siècle voit apparaître le roman érotico-exotique dont l’intrigue se déroule loin de l’Occident avec des scènes pleines de couleur locale, comme dans Une nuit d’orgies à Saint- Pierre-Martinique de F.G.H. où le créole se mêle au dépaysement du cadre. Expatriation analogue des écarts de Wanda et Séverin dans La Vénus à la fourrure de Sacher-Masoch, lesquels ne sont possibles qu’à l’extérieur de leur pays, à Florence. Les nouvelles érotiques d’Anaïs Nin ont lieu au Brésil (« L’Internat»), au Pérou (« L’Anneau», « Mathilde »), à Majorque et en Suisse (« Élena »), dans une fumerie d’opium orientale (188). Dans d’autres récits, les personnages français évoluent plus ou moins à distance de l’Hexagone : l’Histoire de l’œil de Bataille se passe en majeure partie en Espagne; un épisode de La Révocation de l’édit de Nantes de Klossowski à Rome ; ou, encore, le Château de Cène de Bernard Noël dans une île fortunée de l’Atlantique Sud, miraculeusement préservée des atteintes de la civilisation restrictive. Emmanuelle déménage à Bangkok. L’Éden de Guyotat élit domicile dans les régions désertiques d’Afrique du Nord, etc. L’amour franchit aisément les frontières et va s’épanouir là où le climat exubérant, la nature excessive, la vie féconde en plaisirs fournissent un cadre propice à son développement À d’autres moments, le nomadisme donnera à la matière romanesque un point de sortie et de renouvellement: les personnages ne sont pas alors installés à l’étranger, mais ils sont en transit. Ils voyagent d’un endroit à un autre, ce qui brise l’unité de lieu. Dans ce cas, la pérégrination sert moins pour ses vertus de pittoresque que comme opératrice de rencontres et pourvoyeuse d’expériences inédites. Le Bleu du ciel de Bataille se déplace ainsi à Londres, en Allemagne et à Barcelone. Une bonne partie de Juliette de Sade se déroule au cours d’un déplacement des personnages vers l’Italie, « la patrie des Nérons et des Messalines » (VIII, 541), et vers la Sibérie : les visiteurs y découvrent moins des paysages typiques que de nouvelles possibilités transgressives en même temps qu’ils apportent avec eux leurs savoir-faire personnels et leurs spécialités nationales.

On peut, par contre, restreindre le terme d’exotisme proprement dit à ce type de dépaysement sédentaire, passif et importateur qui est provoqué par des objets. Soit par le vêtement : ainsi, à Silling, dans Les Cent Vingt Journées, costume-t-on, au départ, les corps désirés à l’asiatique, à l’espagnole, à la turque, à la grecque (« et le lendemain autre chose », précise-t-on). Soit à travers le mobilier: comme celui, par exemple, très hétérogène et rassemblé dans un même espace érotique d’Histoire d’O : une table chinoise, un divan français (où l’on boit du whisky écossais), une table paysanne, une commode d’époque Régence, des matelas cambodgiens, un lit à l’italienne à quoi s’ajoute « l’air chinois » d’un personnage. Cet hétérogène est trop excessif pour ne pas être cultivé : on y sent un travail conscient sur le code de l’extranéité qui cherche à dissiper les racines jusque dans le plus modeste espace domestique.

L’érographie exploite aussi systématiquement l’importation de partenaires sexuels : soit allochtones (simples immigrants), soit allogènes (de race différente). Félicité de Choiseul-Meuse fait naître la narratrice de Julie à Naples. Dans Histoire d’O participent aux ébats ou évoluent dans les lieux de plaisir tel sujet anglais, tel Américain, une Russe, une mulâtresse (la servante Norah) et même le chien d’Anne-Marie au nom suggestif (Turc). Dans La Correspondance d’Eulalie, Paris fourmille d’étrangers, puisque la France est envahie par l’ennemi anglais en cette période de guerre autour de 1785 ; indifférentes aux vicissitudes politiques, les demoiselles accueillent chez elles Anglais, Espagnols, Italiens, Russes, de sorte qu’«avec le temps, dit l’une d’elles, j’espère que j’aurai eu des entreteneurs de toutes les nations de l’Europe» (An. IV, 254). Dans Le Diable au corps de Nerciat, le petit sérail parisien du Tréfoncier (lui-même Allemand) se compose d’une Languedocienne, d’une Flamande, d’une sauteuse espagnole, d’une Érigone anglaise, d’un soprano florentin et d’une Africaine. Les Onze Mille Verges d’Apollinaire se déroulent dans une Bucarest où se mêlent l’Orient et l’Occident : aux prouesses sexuelles d’un personnage président Albanais, Allemands, Japonais, Monténégrins, Roumains, Serbes, Turcs… Chez Anaïs Nin (43), on aperçoit des bordels avec des Syriennes, des Arabes, des Japonaises, des Chinoises, des Africaines, des Françaises. Dans La Femme de papier de Françoise Rey, incarnent la nouveauté exotique, pour la narratrice blanche et française, un jeune amant Beur, des homosexuels noirs africains, un travesti noir aux pommettes kalmouks. À un niveau plus modeste, l’amant de Duras et celui d’Ernaux sont chinois et russe : dans Passion simple, il ne parle même pas français. Bref, bien avant le développement du multiculturalisme au sein de la mondialisation de la planète, le lit d’amour était déjà cosmopolite, la chambre de plaisir, un carrefour international.

Expatriation, nomadisme, exotisme, importation et ce n’est pas tout, car il y a un autre aspect à considérer, et un Théophile Gautier vient ici nous aider à compléter ces données : Il y a, déclare-t-il aux Goncourt le 23 novembre 1863, deux sens de l’exotique :

le premier vous donne le goût de l’exotique dans l’espace, le goût de l’Amérique, le goût des femmes jaunes, vertes, etc. Le goût plus raffiné, une corruption plus suprême, c’est ce goût de l’exotisme à travers le temps : par exemple, Flaubert serait heureux de forniquer à Carthage; vous voudriez la Parabère (maîtresse du Régent – 1693-1750) ; moi, rien ne m’exciterait comme une momie.

Le dépaysement historique est peut-être plus insolite encore que le géographique : voilà bien ce que sentent les libertins sadiens, par exemple, qui ne cessent d’invoquer les mœurs des Anciens (Romains) pour étayer leurs thèses et justifier leurs passions ; ou ce qu’évoquent les œuvres de Pierre Louÿs consacrées aux voluptés d’une autre ère, dans son roman de mœurs antiques, Aphrodite ; ou ce que montre aussi l’atmosphère médiévale du récit de Muntaner, Anne et les miroirs. On vit le dépaysement temporel sous le mode de la nostalgie (Louÿs) ou sous celui du fantasme (Muntaner) ou sous celui de l’achronie (Sade). Ainsi que l’écrit Affergan (172): « L’altérité se mesure plus […] au niveau de l’appréhension d’une nouvelle temporalité qu’à celui d’un nouvel espace nécessairement plus circonscrit. »

LES BUTS

Si l’on considère un moment ces premiers éléments descriptifs du dépaysement, on constate qu’il ne s’agit pas vraiment d’un exotisme érudit. Le but du voyage n’est pas de révéler un pays étranger, de collectionner des paysages, de peindre des lieux insolites, d’offrir une enquête ethnologique ou quelque document géographique ou historique. Les personnages ne voyagent pas en touristes, en explorateurs ou en anthropologues, encore moins en pèlerins, en soldats ou en marchands. Ne les animent aucune curiosité intellectuelle, aucun souci d’évangéliser, de conquérir ou de trafiquer. Plus que par simple désir de voir et de savoir, ils se déplacent pour jouir davantage, pour s’arracher à eux-mêmes, pour atteindre l’extase la plus inédite et la plus totale, pour se repaître de l’altérité la plus grande, pour se perdre à son contact, pour bouleverser leurs repères identitaires et rompre avec toute réalité spatiotemporelle. On va au loin, certes, pour éprouver la coupure radicale et le transport absolu, mais aussi pour le renouvellement de soi. Le voyage est un support initiatique, dit Éliade dans Initiations, rites, sociétés secrètes, puisqu’il permet de renaître autre et ailleurs. C’est bien ce qui arrive souvent aux personnages de l’érographie : le voyage leur fait connaître une renaissance.

Cette constante du dépaysement par le voyage nous indique au moins qu’on ne peut vivre pleinement sa sexualité qu’en échappant au poids des us. Sur un plan plus familier, la coutume du voyage de noces semble participer de cette même exigence : on ne possède vraiment l’autre qu’en dehors du territoire. Il semble que le désir ne puisse explorer l’altérité qu’en vivant une autre altérité, celle du lieu. Ce faisant, on découvre l’autre moi qui se cache au fond de soi-même, puisque l’inconscient ne s’épanche librement qu’au loin.

Les voyages érographiques rappellent la dimension, si importante dans cette littérature, de l’aisance et de l’oisiveté, car ils supposent une relative disponibilité des personnages (ils n’ont apparemment aucune obligation qui les lie à leur territoire d’origine) et ils supposent une certaine richesse, l’argent étant un facteur réaliste qui compte dans l’instauration du dépaysement, même si on n’en fait que rarement mention.

Si on recherche le dépaysement, c’est encore par goût du paradoxe (prenons, bien sûr, ce mot au sens étymologique : contre la doxa, contre le sens commun). C’est ce rôle subversif que jouent, chez Sade, les fameux catalogues de curiosités dans lesquels, pour un écart donné, on en recense, à travers le temps et l’espace, les diverses manifestations exotiques : on produit ces compilations encyclopédiques certes pour parodier le savoir, mais aussi pour relativiser l’idée de Loi et dissoudre toute norme morale. « Les écarts de mes personnages, semble dire l’érographe, peuvent vous scandaliser, mais à telle époque ou dans tel pays, c’était ou c’est encore pratique courante. » Comme le dit le fameux adage : Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà…

En multipliant les points de références, le discours exotique ruine l’ordre d’un système de valeurs et fait éclater son organisation concentrique. C’est bien là une démarche paradoxale qui, en prenant en considération une altérité et en reconnaissant des différences, en arrive à récuser le monde tel qu’il est.

LA DISSYMÉTRIE

L’étranger a avant tout un autre corps que celui des aborigènes. Fréquemment, l’érographe montre son émerveillement devant des particularités physiques de nature ethnique et liées surtout à la dimension des organes. Une correspondante d’Eulalie qui rencontre un prince russe en témoigne :
« … de ma vie, je n’ai vu un homme aussi fortement constitué » (An. IV, 143). Ces attributs ne touchent pas seulement les héros masculins, perçus en général comme mieux pourvus ailleurs qu’ici : les figures féminines y sont également soumises. Voyez, par exemple, cette remarque de L’Académie des dames au XVIIe siècle : « C’est une vérité que les Italiennes et les Espagnoles sont tellement fendues » (Chorier VII, 489). Dans Le Roman de Violette au XIXe siècle, on présente un godemiché géant de six pouces de diamètre comme une « curiosité d’Amérique du Sud », qui « donne une idée de ce qu’il faut aux dames de Rio-Janeiro, de Caraccas, de Buenos-Ayres et de Lima » (Al., 596).

Au-delà de ces constats primaires, on sait qu’il existe aussi une structuration sociale et culturelle du corps : tous nos mouvements fondamentaux, gestes, mimiques, attitudes, proxémie, relations corporelles à l’espace et au temps sont influencés par la société dans laquelle on vit, avec ses coutumes, son éducation, ses modèles, ses valeurs propres. Sans doute un étranger vit-il, a fortiori, la sexualité, du moins dans ses nuances les plus fines, d’une manière autre. Mais dans l’érographie, là ne réside même pas le plus important. L’essentiel n’est-il pas plutôt d’incarner moins une différence de pratique que la Dissymétrie tout court ? Car un étranger, ce peut n’être avant tout qu’un être qu’on traite en étranger. Son degré d’altérité est souvent relatif à celui qui le perçoit : il n’existe qu’en fonction de l’observateur et de ses repères intimes de reconnaissance. Or, on peut parfois tenir à considérer l’autre comme un étranger pour qu’il représente, selon les exigences particulières d’un désir, la figure du recul, de la distance, de la froideur, par exemple. On attribue alors à l’autre une altérité singulière, on le saisit dans sa distinction la plus « altérisante ».

La distinction, écrit Affergan, est une notion beaucoup plus rigoureuse que la diversité, car elle implique non seulement l’objet, mais l’observateur. Pour qu’il y ait distinction, il faut voir, repérer, extraire, ne pas confondre, afin que chaque chose soit vécue et perçue pour elle-même et non en fonction d’un autre. […] La distinction est irremplaçable par une autre. Tandis que la diversité […] n’est que la réplique mentale et imagée d’un monde dont le parcours inlassable constituera l’unique plaisir. La diversité tient à une irrépétable compulsion itérative. La distinction accueille le surgissement de l’altérité singulière (81).

C’est ce travail de distinction de l’autre qui s’effectue, par exemple, dans Histoire d’O : « Qu’il lui parlât français ou anglais, la tutoyât ou lui dît vous, elle ne l’appelait jamais que Sir Stephen, comme une étrangère, ou comme une servante » (151). O refuse de naturaliser son amant, elle tient à lui laisser son originalité, à lui conserver ses marques d’étranger et on voit bien pourquoi : pour sa sexualité masochiste, il est important de maintenir ainsi l’intervalle qui la sépare de son amant ; par cette distance, elle emphatise l’altérité singulière de l’autre, elle donne à sa relation toute la disparité qui lui est nécessaire, elle sauvegarde la relative impersonnalité dont a besoin son désir particulier. Elle sait bien aussi que le surmoi s’avère d’autant plus contraignant qu’il apparaît sous le couvert d’un certain degré d’inquiétante étrangeté. La psychanalyse, pour sa part, n’a pas manqué de remarquer la présence constante dans ce qu’elle appelle la « perversion » de disparités systématiques analogues entre les partenaires : dissemblances sociales, culturelles, physiques, etc. (Aulagnier, 99). Dans le cas de la dissymétrie à caractère xénophilique, nul doute que la géographie du désir ne vienne s’entremêler à son histoire intime pour créer une disparité souhaitée. « Si je veux que l’Autre me soit proche, écrit Affergan, il faut d’abord qu’il me soit étranger, voire même étrange » (58). Si je veux que l’autre soit aimé comme Autre, je dois éviter d’en faire le même, je dois lui maintenir son altérité.

DIVERSITÉ

La conscience de la différence peut aboutir soit à une bonification de l’autre, soit, au contraire, à sa dévalorisation (comme dans le discours raciste). Dans l’érographie, la dévaluation de l’étranger n’existe pas. Cette littérature est fonda- mentalement xénophile. Rien de ce qui est étranger ne peut lui déplaire. Elle prend ainsi le contre-pied d’une longue tradition négative, de Buffon à Lavater, étudiée par l’anthropologie moderne (Le Breton, Visages, 91ss) et selon laquelle l’autre est perçu comme un dégradé, un ratage, ou comme le repoussoir d’une humanité triomphante (eurocentrique), une copie mal faite d’un moule d’origine idéal. En acceptant l’autre dans son visage distinctif, en l’accueillant comme élément transformateur de la conscience, en rendant la différence excitante, en faisant de l’altérité non plus un stigmate, mais la condition même du désir et de la jouissance, l’érographie propose, d’une manière inattendue, une vision fraternelle et sororale de l’étranger. À noter que même chez Sade, à qui on ne peut vraiment pas attribuer des rêves de fraternité ou de sororité, l’étranger est favorisé, recherché et admiré par les libertins.

Du moins, les quelques modalités d’exploitation du dépaysement que l’on met ici en évidence réaffirment que l’érographie n’est décidément pas chauvine. Mais ce n’est pas toujours, il s’en faut, l’altérité singulière qui l’intéresse. Parfois, c’est simplement la diversité. Dans Les Aphrodites de Nerciat, par exemple, la comtesse de Mottenfeu a consigné dans son livre de jouissances la liste de ses quelque 4 900 amants : elle tire fierté non seulement de la quantité, mais aussi du fait que la majorité d’entre eux sont des étrangers (II, 53). Plus près de nous, sur un mode autobiographique, Xaviera Hollander, dans ses récits, tient également à classer ses partenaires selon la race et le pays. La diversité et la griserie des variations qu’elle évoque semblent attirer autant que l’altérité singulière. Le personnage érotique pourrait sans doute prendre à son compte le propos d’un foulard porté par un mannequin d’Histoire d’O sur lequel se décline Je vous aime imprimé dans toutes les langues de l’univers, du japonais à l’iroquois. Citoyen du monde, le désir littéraire vit non seulement du déracinement et de l’éclatement des bornes ou de l’effet de déplacement qu’entraîne l’autre, mais aussi du changement. Sa dynamique le porte vers la nouveauté, c’est-à-dire vers la jouissance. Rappelons Barthes, après Freud (Le Plaisir du texte, 66) : « Le Nouveau, c’est la jouissance. » Dans la mesure où la réalité sexuelle est souvent pauvre et répétitive, la littérature tient à l’habiller de couleurs différentes pour échapper à la lassitude. C’est une telle rupture des habitudes qu’expérimente l’héroïne de Françoise Rey, dans La Femme de papier, en allant chercher un jeune amant Beur ou l’excitation de Noirs excentriques. Et en un geste antiraciste qui se fait l’écho de problèmes d’époque, elle précise à Djamel ses élans multiculturalistes : « … sur ta bouche, c’est tout ton pays que j’embrasse » (126).

Le discours érographique vit de la nouveauté, et la diversité offre en ce sens une bonne source de renouvellement. Voilà ce qu’a bien compris la courtisane rusée, Chrysis, que Pierre Louÿs met en scène dans son roman Aphrodite : pour le plaisir de ses amants, elle sait beaucoup de langues étrangères, connaît des contes et des chants de tous les pays, de même que les raffinements voluptueux les plus étranges, les plus exotiques. La prostituée habite Alexandrie près d’une cité spécialisée constituée de quatorze cents maisons avec un nombre égal d’hôtesses. Cette petite ville sacrée rassemble, à elle seule, des représentantes de soixante-dix peuples différents qui forment, dans ce même espace cosmopolite, un véritable siège (antique) des nations unies, capable de négocier tous les plaisirs, de traiter tous les accords érotiques, de conclure tous les fantasmes et de renouveler l’imaginaire.

Henry Miller dans Tropique du Cancer (26) propose une autre version de ce penchant pour l’exotisme en décrivant son personnage Llona avec une bouche allemande, des oreilles françaises, un postérieur russe, un sexe international. Voyez encore le fantasme de Martinez dans Vénus erotica d’Anaïs Nin: il rêve un corps féminin qui a « la poitrine des Balinaises, le ventre d’une Africaine et les fesses hautes d’une négresse » (35). Bebel va plus loin en imaginant la femme idéale comme une sylphide hybride composée de traits métonymiques de diverses nations : elle a, dit-il, une petite tête de Prague, des seins autrichiens, un ventre à la française, etc. et, finalement, un sexe bavarois, un arrière-train souabe et des pieds du bord du Rhin (cité par Legman, 561). La géographie s’érotise et le corps d’amour se transforme en un atlas fantasmatique de lieux-fétiches. En percevant l’autre comme un patchwork d’ailleurs, en dédouanant l’amour des limites imposées par le quotidien, en brouillant son paysage coutumier, l’érographie en arrive à désituer le sujet de désir et son objet. Le dépaysement aboutit ultimement à une abolition de l’espace et du temps, car à force d’aller vers trop de diversité, on risque de confiner à l’irréalité tout simplement. Les entours du plaisir perdent leur intime familiarité ; le biotope s’allège de ses repères rassurants et gagne l’étrangeté d’un décor onirique; les corps déracinés, à la fois ici et là-bas, présents et absents, eux-mêmes et autres, plus imaginaires que réels, plus mythiques qu’actuels, défilent dans l’étourdissement et atteignent le royaume du fantasme et du fabuleux. Ils échappent à la définition, à la description, à la narration. La diversité est parfois si cultivée, qu’elle empêche toute approche cognitive et toute mémoire, qu’elle transforme l’autre en objet d’apesanteur et que le désir devient délire dans la plus complète déréalisation. On évolue dans une atmosphère, à la limite, hors de ce monde, délivrée de l’altérité comme de la durée, de l’espace et des lois, et qui ne nous montre plus qu’une réalité creuse, embuée d’ailleurs. Serait-ce là une autre façon de thématiser la jouissance ? C’est du moins dans une telle fluidité de songe, fascinante peut-être, mais aussi inquiétante, c’est dans une telle ambiance blanche et vide que se profilent, par exemple, Les Onze Mille Verges d’Apollinaire ou le féerique Château de Cène, et que se termine l’Histoire d’O, c’est-à-dire, ici, au plus près de la mort. Enfin, ne pourrait-on encore établir une autre typologie des textes érographiques en recourant au paradigme distinction/diversité ? Se démarquant des romans de l’élection qui reposent sur le culte d’une altérité et relèvent du discours amoureux, il y aurait ainsi les œuvres de la distinction que seraient les érotiques proprement dites qui mettent en scène une pluralité d’altérités (dont la succession fait bouger un sujet) et les récits de la diversité que seraient les pornographiques qui jouent sur la différence et non sur l’altérité.

L’ÉTRANGER

L’érographie est donc très hospitalière et c’est de ce qu’elle convie dans ses alcôves de nombreux invités qu’elle tient son caractère «proxénique ». Dans l’antiquité grecque, la pratique des « proxènes » ou hôtes publics est dérivée de la « xénie », qui était un contrat d’hospitalité entre chefs et rois. L’érographie entoure de même ses innombrables visiteurs de beaucoup d’apparat. Mais elle a une conception quelque peu idéalisée de l’étranger.

Qu’est-ce donc qu’un étranger ici ? Quels sont ses emblèmes ? Qu’est-ce qu’il incarne ? Il se présente avant tout sous le signe à la fois séducteur et inquiétant du caché, du mystère, de l’insaisissable. C’est l’être inclassable, atopique, déroutant, toujours plus ou moins frappé de déshérence. Nomade ou résident, il apparaît comme le « bizarroïde » sans souche, déraciné, sans attache aucune, fuyant et irréel, d’un mot : en dérive. Baudelaire en a dressé un certain portrait à travers son célèbre dialogue qui ouvre Le Spleen de Paris :

  • Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? Ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ?
  • Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
  • Tes amis ?
  • Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu.
  • Ta patrie ?
  • J’ignore sous quelle latitude elle est située.
  • La beauté ?
  • Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle.
  • L’or?
  • Je le hais comme vous haïssez Dieu.
  • Eh! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
  • J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages !

L’étranger (ou l’étrangère) habite au bord de la folie. Barthes a fort bien dégagé cet aspect dans sa très belle lecture d’Aziyadé (Nouveaux Essais critiques, 183). Loti y raconte son séjour en Turquie et analyse en ces termes l’expérience intérieure extrême (schizoïde) qu’il vit en résidant hors de son pays. « Je ne souffre plus, je ne me souviens plus : je passerais indifférent à côté de ceux qu’autrefois j’ai adorés… je ne crois à rien ni à personne, je n’aime personne ni rien ; je n’ai ni foi ni espérance. » Le résident goûte, en effet, à l’ivresse (intenable) d’une liberté dangereuse. Et par là-même, il se trouve revêtu, comme dit Barthes, de « l’aura magique et poétique des êtres en rupture de société, de raison, de sentiment, d’humanité ».

Une réserve fascinante de rêve et d’inconnu gît donc au fond de l’étranger. Ce pourquoi il incarne, dans l’érographie, le surhumain sur qui on mise pour combler vraiment tous les désirs restés insatisfaits dans les choses familières. On attend de lui des émotions fortes, des sensations jamais aperçues, des rituels insolites, des révélations nouvelles et essentielles sur le sexe et le désir, la transmission d’un savoir singulier et spécieux à propos du corps et des plaisirs et, plus particulièrement, un discours d’infraction et de majoration en même temps qu’un pouvoir nouveau d’intelligibilité de sa propre réalité. Bref, on espère de lui une libération générale, on en escompte des prodiges. Pour la société où il survient, l’étranger représente la Folie, c’est-à-dire une sagesse autre, en rupture avec les normes familiales ou nationales, en dehors des traditions et des responsabilités civiles du citoyen, avec ses différences de mentalité et de coutumes, avec ses passions secrètes ou déchaînées. Il ne connaît pas les limites de la rigueur, de la mesure, de la raison, du refoulement. En lui, se résume toute la force en dérive de la jouissance. Il incarne l’excès, ce qui est hors du tout, ce qui excède le donné. Il apporte l’ébranlement, la surprise, le déconcertant. Il est l’Irrégularité, sa figure même, l’autre du ciel, l’arrivée d’un ciel autre qui fait vaciller le ciel local. Sa présence vient relativiser les lois de la patrie résidentielle et délivrer le désir autochtone. Peut-être pourrait-on aussi voir par moments dans ce visiteur un résidu symbolique de la figure archaïque du « mari venu du dehors» qui seul, loi de l’exogamie et interdit de l’inceste obligent, pouvait toucher à la femme locale.

Quoi qu’il en soit, il agit toujours comme révélateur sexuel (entendons-le au sens photographique) et catalyseur transgressif (il apporte toujours de nouvelles exactions). On peut retenir comme exemple le Tréfoncier, ce prélat allemand que l’on rencontre dans Le Diable au corps et dont le nom sous-entend qu’il connaît le tréfonds de la volupté et qu’il est des plus savants dans les exercices du plaisir. Il a le rôle dynamique de relancer constamment le libertinage vers une surenchère. S’apparente à ces cas, le Sir Edmond d’Histoire de l’œil de Bataille : l’entrée en scène de ce visiteur, figure autoritaire et ressource économique (il incarne la force adjuvante de l’Argent), ouvre au maximum les vannes du vice et précipite le déchaînement général des autres personnages. Son homologue est madame Edwarda qui, étrange erre, conduit le narrateur de Bataille à l’orée de la déraison. Ont encore la même fonction d’ébranlement décisif, le marin arabe, auréolé des prestiges du voyage, de l’uniforme et de l’expérience, qui initie le jeune narrateur de Récidive de Duvert à des plaisirs homosexuels nouveaux ou, dans Le Bleu du ciel, la perturbatrice Xénie, nom en soi très révélateur, et surtout Dirty. Dans La Correspondance d’Eulalie, une femme reçoit un Anglais qui lui fait vivre une expérience hors de l’ordinaire : « Chose unique, commente-t-elle, et qui n’arrive qu’une fois dans la vie» (An. IV, 204). Chez Nin, un voyant africain fait découvrir à une femme des plaisirs insolites et inédits (269). Si nous regardons enfin du côté d’Histoire d’O, c’est l’Anglais Sir Stephen qui joue le rôle d’intensification des écarts. D’une manière significative, il s’associe à une révélation lumineuse, car très précisément, il amène la clarté fantasmatique : il apparaît, en effet, en complicité avec l’astre du jour, aime O, pour la première fois, dans un ensoleillement suggestif, et son activité érotique est essentiellement diurne. Grâce à lui, le récit très manifestement tourne : on passe de la nuit de Roissy au jour de Paris, la « perversion » s’éclaire et se déclare. Avec Sir Stephen, lit-on dans le texte, « la grande lumière d’un matin de mai rendait le clandestin au public : désormais la réalité de la nuit et la réalité du jour seraient la même réalité. Désormais – et O pensait enfin –» (Histoire d’O, 150). Être solaire, être de la lumière, l’étranger a donc les qualités d’un éclaireur : il est en avance sur les autres, les guide, les entraîne, les débauche, les stimule, les déprend de la loi indigène, provoque le jaillissement du désir et de l’inconscient, fait voyager dans l’imaginaire. C’est dire que son entreprise d’éclairement est, d’un point de vue moral, tout le contraire : il embrouille, il dévoie, il aveugle.

L’étranger est en tout cas, pour le moins, une figure dynamique. Il symbolise le non-conformisme, l’esprit critique, la conscience dialectique (Socrate, au début du Sophiste, voit justement dans L’ÉTRANGER un dieu de la réfutation). Il représente la distanciation, l’ouverture, la provocation, le changement, et même l’anarchisme. Il est essentiellement énergie : il rompt des limites, abat des murs, montre des horizons nouveaux. Par ses exemples de non-conformisme, non seulement joue-t-il un rôle capital dans les transformations du style artistique et du style de vie, mais aussi, il s’attaque à l’ordre établi et propage des idées subversives. Aussi le censure-t-on à travers les siècles et le bannit-on prudemment des sociétés totalitaires ou l’exclut-on des sociétés fermées et qui se perçoivent comme fragiles, tel l’islamisme contemporain. Les microcultures le craignent comme un ennemi. Bref, l’étranger incarne la contradiction et le devenir. L’exotisme de l’autre a toujours créé un grand problème religieux : comme le rappelle Bourde dans son Histoire de l’exotisme (Poirier III, 598ss), c’est le christianisme qui, dans l’ordre moral et social, a commencé d’éliminer les aspects futiles et simplement pittoresques de l’exotisme qui ont pu séduire la décadence romaine. Il faut dire que les connotations sexuelles de l’exotique sont aussi anciennes que le serpent du jardin d’Éden et les cultures barbares ou impies de l’Orient dont les esclaves dans les Mille et Une Nuits sont parmi les représentants redoutés. À partir du XVIe et du XVIIe siècle, l’étranger est davantage pris au sérieux : il devient un ferment révolutionnaire qui élargit les fissures de l’humanisme traditionnel, inspire le libertinage, le relativisme et la critique sociopolitique. Avec le XVIIIe siècle, nombreux sont les ouvrages qui insistent sur les débordements amoureux des cultures exotiques, lesquelles semblent ne connaître aucune borne : ainsi, chez Bougainville dans Voyage autour du monde et Diderot dans son Supplément au voyage de Bougainville, on exalte le thème de la liberté sexuelle dans une nature sensuelle, de l’instinct affranchi de l’oppression morale et sociale. L’étranger gagne l’érographie avec cette aura. Significativement, dans Thérèse philosophe (1748), la bizarrerie sexuelle se développe avec l’arrivée d’un Américain (An. V, 142). L’arme minimale, terrible et fascinante, que l’étranger manipule sans effort et qu’il introduit presque malgré lui, c’est la comparaison : c’est-à-dire, en termes sadiens (IX, 556), l’instrument clé pour la majoration des plaisirs. Le nouveau venu effectue des comparaisons et en suscite autour de lui. Il met au jour des différences, provoque des évaluations, éveille l’émulation, porte aux dépassements. Ainsi, le spectaculaire ogre Minski, ce moscovite sadien qui étonne même Juliette et ses comparses, pourtant si blasés, fait découvrir à ces derniers des sensations inédites et des possibilités transgressives paroxystiques. C’est dire que la comparaison très vite ne tient plus : la quantité des rencontres cède le pas à la qualité de la découverte ; la comparaison n’est là que pour conduire à l’incomparable, bafouer le monde des différences et atteindre la sidération, la suspension du jugement dans la conscience d’une absolue altérité. Cette représentation de l’étranger amène finalement à distinguer l’altérité de la différence. L’altérité fait naître une conscience nouvelle, elle pointe la qualité ou l’intensité de la rencontre alors que la différence est une altérité quantifiée, mesurée, qui reconnaît des écarts, apprécie, déprécie ou assimile. La différence réaffirme le même, que la découverte de l’autre ne bouleverse pas. La saisie de l’altérité exige, au contraire, la perte, l’abandon momentané de soi, la mise entre parenthèses de ses repères, elle produit un effet de dessaisissement. La différence refuse tout compte fait l’altérité, puisqu’elle se réconforte de classer des objets bien à leur place (chacun dans sa case, chaque même départagé de chaque autre) en pratiquant des jeux peu compromettants de comparaisons, de ressemblances, d’équivalences. Ainsi, dans les expériences les plus fortes du dépaysement érographique, ce n’est plus la différence qui joue, mais une pleine altérité qui apparaît. Pour être Autre, l’autre se doit ici d’être inhumain. Qu’on le découvre sous d’autres cieux ou sur sa propre terre natale, il s’assimile aux êtres paradoxaux qui échappent aux lois en instaurant d’autres lois, qui tuent et renouvellent, qui rendent «inscient» à force d’être sans balise, tout en agrandissant la compréhension des phénomènes. L’avènement de cet innommable suscite la panne de la comparaison, le mutisme de la bouche bée et l’émerveillement de l’œil dessillé, mais aussi un profond dérèglement de soi, un certain abasourdissement, une jouissance inédite et supérieure. La rencontre d’une altérité aussi grande ne peut que transformer le soi et lui faire connaître une nouvelle naissance.

L’EXIL

Ces survenants et ces seigneurs errants, d’appétit sexuel outrancier ou de goûts bizarres, que nous rencontrons dans l’érographie, sont les homologues des vampires dans les récits fantastiques : pour incarner des désirs extravagants, on recourt, dans l’univers érotique, à un médiateur du dehors, comme dans celui de l’épouvante, on appelle un être apocalyptique qui n’appartient pas à notre monde. La forte sensualité séjourne toujours ailleurs ou vient de loin sous une figure fictive, comme pour les Anciens, elle habitait le fond des mers sous forme de sirènes ou de lointaines grottes marines sous l’image de déesses séduisantes et perverses.

Young s’inscrit dans un ordre d’idées analogue en remar- quant judicieusement que, d’une façon générale, dans le discours, la chose sexuelle était souvent frappée d’exil jusque dans le détail. Ainsi les Anglais appellent-ils French letter ce que les Français nomment « capotes anglaises» et du côté sud de la Manche, la flagellation devient le « vice anglais », tandis qu’au nord, le cunnilinctus se dit « frenching ». Ou bien, dans le registre du baiser, pour évoquer le lascif « combat des langues », l’anglais emploie communément l’expression French kiss, alors que les Français, eux, le connaissaient au XVIe siècle sous le nom de « baiser à l’italienne ». L’américain désigne encore le saphisme par French game (d’après Mac Orlan). C’est là un jeu social qui fait sourire. Mais par cet exil de la sexualité, on voit que la différence se fait dévaluatrice : c’est particulièrement évident dans le cas de la syphilis, appelée en France, au XVe siècle, le mal napolitain et en Italie, le mal français (chez l’Arétin notamment). Dans Lucette (1765), on évoque de même une maladie vénérienne que l’on veut « originaire d’une contrée lointaine» (An. IV, 359). Chaque culture déporte l’origine maléfique chez le voisin, sans souci de la vérité historique. Tout le langage érotique est imprégné de telles expressions exilantes : et on exilera plus particulièrement certaines activités amoureuses dans un but positif, pour montrer la relativité des pratiques et pour les faire mieux accepter du lecteur. Ainsi, Nerciat, dans les Aphrodites, vante la pratique, qu’il prétend importée, du gamahuchage (du verbe gamahucher : coït buccal, cunnilinctus) et fait dériver le verbe de l’égyptien quadmoüssié – ce qui serait fort fantaisiste aux yeux de Pierre Guiraud qui, dans son Dictionnaire érotique, lui attribue une tout autre étymologie. Mais ce qui intéresse Nerciat, c’est de désamorcer la censure en innocentant une pratique érotique : il est rassurant de croire ou de faire croire qu’un comportement plus ou moins transgressif vient d’un ailleurs lointain parce qu’alors, on peut l’accueillir sous le ciel local avec plus d’indulgence. Le fond de cette attitude reste tout de même négatif, puisqu’on exile surtout les manières sexuelles qu’on méprise ou qu’on culpabilise. Soit, par exemple, bougre (comme dans L’Histoire de Don Bougre), qui viendrait selon Ménage et l’étymologie du bas latin Bulgarus (VIe siècle), à cause du peuple de Bulgarie, appelé Bougre (par Villehardouin, 1172), qui signifie « hérétique », « sodomite », puis gaillard au XVe siècle. Le verbe sodomiser ne renvoie-t-il pas lui-même à la ville maudite de Sodome, bien qu’aujourd’hui, on ne la sente plus comme telle. La Correspondance d’Eulalie nomme cette pratique « plaisir italien » et les libertins de Nerciat la localisent dans le verbe florentiner. Ces expressions, selon Apollinaire, rappellent la réputation qu’avaient alors en France les Italiens. Les Anciens excellaient dans ces créations lexicales qui véhiculent une « rumeur » et fondent la langue malveillante du potin : ainsi, pour dire l’homosexualité, ils inventèrent notamment « chalcidiser », « siphnianiser» de Siphnos, île de la mer Egée, « phénicianiser », « lesbianiser ». Même encore de nos jours, on dit bien en France, par une référence antique : « Va te faire voir chez les Grecs. » Comme quoi l’exil peut servir les sociétés fermées qui transforment en bouc émissaire toute pratique qui n’est pas conforme à la norme ambiante. Pourtant, dans L’Académie des dames de Nicolas Chorier (1655), les allusions anti-italiennes et anti-allemandes sont nombreuses et semblent avoir pour fin de mieux souligner la supériorité nationale en matière érotique : c’est, en effet, un Français qui remporte un concours international. Le chauvinisme ne fait aucune acception de domaine. Ainsi, la sexualité, souvent exilée et prise dans un inextricable réseau d’intersexualité, est aussi parfois pleinement rapatriée, grandie de tout un intertexte né du frottement avec les autres.

LA XÉNOGRAPHIE

Le dépaysement apparaît également dans l’écriture, avec cette prédilection que montre l’érographie pour les « étrangismes » linguistiques et stylistiques. Cela se manifeste en particulier dans les divers recours à d’autres langues. Notamment l’anglais, comme, par exemple, dans Histoire d’O (Réage d’ailleurs se déclare anglomane), dans Belle du seigneur (associé au russe et au hongrois) et dans Emmanuelle (ici combiné avec le siamois et avec l’italien) ; ou, encore, le latin, qui traverse toute l’histoire de cette littérature, de l’Arétin à Klossowski (où le vocabulaire pseudojuridique comme sedcontra, utrumsit, quidest ou vacuum servent à nommer les parties sexuelles), en passant par les vieux récits libertins (comme L’Académie des dames de Chorier) ou par Restif : c’est alors la langue savante et sacrée de la pudeur, statut qu’elle a depuis la Renaissance, qui vient elle-même dire la présence du sexe. On parodie ainsi l’usage qu’on faisait du latin dans le discours scientifique (jusqu’à Kraff-Ebing ou Freud) pour cacher les réalités sexuelles aux profanes.

Ailleurs, ce sera l’arabe chez Françoise Rey ou le grec, tel qu’il apparaît, par exemple, dans l’écriture de Pierre Louÿs, ou l’allemand et l’italien chez Nerciat ou, encore, le français chez les auteurs anglophones (Lawrence, Miller, Nin). Pour sa part, l’Éden de Guyotat, lui, joue avec le tamachek, dialecte berbère des Touaregs : et dans son texte inclassable intitulé Prostitution, il fait cohabiter les langues des émigrés. Le texte érographique provoque la promiscuité des langues comme celle des corps et des désirs : il est babélique. En s’ouvrant ainsi aux autres idiomes, en accueillant la greffe étrangère (geste en soi éminemment érotique), son écriture devient xénographie. Elle accepte l’égarement qui en résulte, elle réclame même, à travers cet hébergement, l’éclatement de ses propres limites ou elle acclimate à son jeu les secousses révélatrices que ces rencontres lui apportent. Souvent, aussi, la consonance insolite de noms de personnages ou de lieux suffira à créer un dépaysement. Ou les mots rares, très affectionnés par l’érographe qui les traite sensuellement comme des objets, se rangeront en montre comme une joaillerie exotique et élitiste, tels l’argot des boudoirs, le vocabulaire technique du vêtement ou celui de la gastronomie : dans les bacchanales sadiennes, la langue voyage autant que les estomacs et au menu du banquet de Bacchis dans l’Aphrodite de Pierre Louÿs, s’alignent moins des poissons ou des volailles étranges que des mots brillants, excitants par leur nouveauté ou leur incongruité : alphestes, callichtys, pompile, boops, bédradones, scorpènes, myre, thynnis ; attagas, porphyris, phlexides, onocrotales, spermologues… À cette xénographie assoiffée de nouveau (c’est-à-dire encore une fois de jouissance), il faudrait également relier la propension de l’érographe au néologisme (lequel correspond à un luxe, à un besoin du désir) : cette recherche de la commotion sensuelle par le mot nouveau est particulièrement visible chez Sade, chez Nerciat et chez Guyotat. L’érographe invente sa langue à lui, pleine de désignations surprenantes. Les dénominations de l’organe masculin et féminin ainsi que de l’acte d’amour se comptent par milliers : les auteurs rivalisent d’ingéniosité pour ce faire, de sorte qu’il n’existe pas de réalités plus diversement nommées et métaphorisées que les sexuelles. L’érographe éprouve un véritable plaisir à créer des mots nouveaux qui, tout en décrivant toujours le même acte, donnent l’illusion de la variété. Devrait s’ajouter à cet amour du néologisme tout le lexique cru, dans la mesure où le vocable un peu trop décolleté offre tous les caractères du néologisme, comme si l’invention lexicale et la crudité provenaient toutes deux d’un même ailleurs débraillé. « Le néologisme, écrit Barthes, dans son ouvrage sur Sade, est une obscénité, et le mot sexuel, s’il est direct, est toujours reçu comme s’il n’avait jamais été lu » (138). Ces manifestations ont aussi en commun d’exhiber un signifiant ambigu, ambivalent : d’une part, louches, comme étrangers à la langue et plus ou moins indésirables pour certaines consciences dans la mesure même où ils dérangent toujours, ces mots apparaissent comme des rastaquouères ou des métèques insinués dans l’espace familier (familial) de la phrase, comme une bimbeloterie exotique inutilement importée dans l’homogénéité fermée et suffisante de la langue. Pour certains, ils inquiètent, bien sûr, parce qu’ils effectuent un brusque décrochage du code, mettent en perte et se soustraient à la maîtrise. Mais cet effet est infiniment variable selon les cultures et les personnes et, d’ailleurs, s’émousse avec l’habitude (le néologisme et le mot cru sont homéopathiques en quelque sorte: plus on les lit, plus on s’infuse le mal, plus on devient immunisé contre leur choc). Enfin, pour d’autres, le mot étranger, nouveau ou obscène, indique plus heureusement l’introduction d’une souplesse dans un ordre, signe le glissando jouissif d’une dérive (d’une dérivation, comme on dit justement en grammaire), affirme le surgissement des désirs dans leur pluralité. On voit ainsi que le dépaysement n’est pas qu’un thème : il s’inscrit dans l’écriture même et fait de l’érographie une véritable xénographie. Extraits de Gaëtan Brulotte, Œuvres de chair. Figures du discours érotique. Presses de l’Université Laval, 2021, p. 171-194. [1] Comme je m’en explique dans Œuvres de chair, le terme « érographie » est plus neutre que les termes usuels « érotique » et « pornographique » qui sont très chargés de connotations, soit positives, soit très négatives. J’essaie de le promouvoir pour l’étude du genre. « Érographie » et non « érotographie » comme l’étymologie pourrait nous l’imposer, car ce choix cherche à faire système avec l’éromène et l’éraste grecs et contribue à se démarquer des termes érotique et érotologie (ique), tout autant que du vocable pornographie (ique)

liens : site de Gaëtan Brulot