La violence

 

La vie suivait les saisons et se calait sur l’humeur de la mer. Après le beau temps, la pluie retrouvait ses droits et certains soirs, le diable se manifestait brutalement. Ses hurlements déchiraient le silence. Je lui attribuais le nom qu’il méritait, la «foudre» car elle m’empêchait de me glisser dans un sommeil profond. Les yeux ouverts dans mon lit, je pensais et pleurais en implorant le ciel de toute mon âme d’enfant. Dans ce paysage bienfaiteur où l’eau s’égouttait sur les feuilles des arbres, la vie aurait dû ressembler à une prairie parsemée de fleurs. Je désirais simplement grandir dans un cocon familial affectueux. Mais les ingrédients de l’amour, pourtant à ma portée, n’étaient pas accessibles. Je passais souvent des nuits blanches dans la terreur de la tempête qui s’annonçait, m’armant de force pour protéger ma douce et tendre mère et la sauver. Je m’imaginais en mère géante, celle que j’aurais aimée qu’elle soit, une maman courageuse prête à se défendre et épargner ses enfants. Ma mère était une femme terrifiée par la domination de son époux. Je lui répétais après chaque scène de violence : « S’il te plaît, ne pleure pas, maman, pour qu’il s’arrête de cogner». Ivre mais non pas mort, l’homme battait sa femme avec frénésie comme pour tanner une peau de bête. Ou comme un marteau frappant sur une enclume. Il s’acharnait encore et encore. Il faisait une pause, reprenait son souffle puis revenait à la charge à coups de pied. Il ne lui épargnait aucune partie de son corps. Des coups lestes mais justes l’atteignaient au visage et ne ménageaient pas non plus la poitrine, le ventre et le dos. Dehors, les vagues fouettaient les rochers. Leur bruit étouffait les cris de ma mère écrasée sous ses godasses. Étrangement, la fureur de mon père se déclenchait la veille ou le matin d’une fête religieuse. Quel rapport?

Baaba! Mon très cher père! L’homme que ma mère pensait avoir épousé pour le meilleur sans imaginer le pire. Mes frères et moi, main dans la main, restions médusés, incapables de réagir. Cette violence nous rapprochait encore plus. Comme possédé par son pouvoir, le monstre à visage découvert, continuait sa sale besogne. Les scènes de ce spectacle abominable se prolongeaient toute la soirée. Impuissants, mes frères et moi nous nous sentions plus petits que nous ne l’étions, des enfants à la merci d’un fou. Une bête! Les jambes flasques, nous mourions d’inquiétude, ravalant nos larmes car nous étions devenus les acteurs d’un film d’horreur, dont le rôle pitoyable n’aurait même pas tenté un figurant. Seul, Mimoun hurlait contre cet homme qu’il traitait de loup méchant. Pas plus haut que trois pommes, mon petit frère s’attaquait à Baaba. Mimoun essayait les armes de l’agresseur avant de se retrouver éjecté à un mètre comme un ballon. Ces années à Coralès, me poursuivront des années encore et resteront gravées dans mon corps. Violentes! Ma patrie du soleil, que je comparais à un paradis, ne l’était pas pour tous les marins-pêcheurs, encore moins pour Yemma. Je me souviens de mon désir de fuir en regardant la ligne d’horizon avec le regret d’abandonner derrière moi la beauté sauvage et les fruits succulents de Coralès. J’attendais sans répit que le Tout-Puissant exauce ma prière. J’aurais restitué volontiers ma place à ma sœur décédée pour que mon père s’arrête et ne recommence pas. Je croyais que la lumière viendrait éclairer son chemin et lui rendre la raison qu’il perdait. Quand ?

La vision de cette nuit-là brouille encore aujourd’hui l’écran. Il m’est pénible de dénoncer mon père par respect pour les règles exigées par ma mère. Elles résonnent encore : «Ne rien dire, ne rien faire, ça va passer… les autres ne doivent surtout pas savoir… ce serait la honte pour notre famille».

Inanimée, aplatie comme une crêpe qu’un geste maladroit aurait éjectée hors de la poêle, ma maman restait étalée sans force ni secours. Son regard tuméfié évitait nos visages atterrés. Elle avait honte d’être notre mère, ne réagissait pas, ligotée par la terreur. Son visage ne ressemblait plus à elle-même, il n’en était plus un dans la flaque rouge en train de coaguler. Yemma ployait sous le joug de la cruauté. Mais pourquoi ? Petit Mimoun se rapprocha de nous et me prit la main.On avait peur que notre mère ait rendu l’âme. À tour de rôle, nous lui effleurions le flanc de la pointe du pied, elle ne répondait pas. La mère aimante, la maîtresse impeccable de la maison avait l’air d’un cadavre. D’habitude, nous levions les yeux vers elle pour lui sourire. Ce soir-là, nous les baissions pour la plaindre. Nous étions anéantis sans elle. Elle devenait subitement notre enfant et nous ses parents. Le Tout-Puissant qu’elle suppliait cinq fois par jour l’avait abandonnée. Qu’avait-elle fait de mal pour mériter un tel châtiment ? Était-ce un crime que de s’occuper de son foyer en mère adorable ? Rien ! Oualou ! Nada! Nothing! Nicht! Un être invisible! Curieusement, mon père ne s’en prenait jamais à nous dès lors que nous n’intervenions pas. Nous avions le privilège d’assister à la Première du film, toute porte ouverte. Mon père ne nous conduisait pas au cinéma, il nous offrait des films d’horreur en live à domicile. Gratuit ! Nous étions invités à voir, à savoir et, bien sûr tenus de garder le secret. Notre présence suffisait pour qu’il fasse de son acte, une occasion précise, ciblée. L’avait-il choisie délibérément, ou était-ce le jeu de sa fureuréthylique? Une douleur amère compressait ma poitrine, j’avais si mal au ventre. «Si seulement la mer pouvait se mettre très en colère pour monter jusqu’ici et nous engloutir tous! Et ce serait fini. Ne plus revivre ces scènes d’horreur un jour. Mourir pour ne pas mémoriser ces nuits ignobles. Mourir. Mourir vite, ici et maintenant », implorai-je.

Le monstre repu s’éclipsa. Alors, sur mes jambes vacillantes, je titube vers ma mère et embrasse son visage recouvert de bleus. Elle ne ressemble plus à elle- même. Pour toute consolation, je l’entoure de mes bras avec délicatesse de peur de l’abîmer davantage. Mimoun lui aussi vient se blottir dans les bras de notre mère. Nous sanglotons avec elle. Lorsqu’une telle éruption s’était produite, je ne pouvais pas m’endormir car je craignais que la foudre éclate à nouveau pour achever sa besogne. Il n’y avait pas une âme aux alentours à appeler à la rescousse. Pas un poste de police ni une cabine téléphonique. Que le hurlement des loups qui nous parvenait de la forêt. Il n’y avait plus que nous dans le port déserté. Les pêcheurs étaient rentrés chez eux, d’autres sortis en mer jusqu’à l’aube. Haut perché, le phare Falcon veillait sur les marins-pêcheurs. Il avait beau envoyer des signaux inlassablement, personne ne les voyait. C’était si cruel de vivre la souffrance de Yemma, et la nôtre forcément. L’égarement de notre père nous engloutissait dans son histoire rejaillie du passé, si obscure fut-elle. Aucun de nous n’en était responsable.

La mélodie de la mer me soutenait quand, en chasseur aguerri, je redoutais les colères monumentales de la foudre, ou quand le tonnerre s’abattait sur notre maison.