Louise Colet (1810-1876) est emblématique du sort que l’on réservait à celles qui ont osé fouler les prébendes octroyées aux hommes depuis un temps immémorial, notamment dans le monde intellectuel et artistique. Poète, romancière, dramaturge, essayiste politique, elle a touché à tous les genres avec un talent, sans doute inégal, mais dont la liberté de ton et la singularité formelle lui ont accordé l’estime de son public et de quelques écrivains pour qui la différence sexuelle ne représentait pas un danger imminent. Au bout d’une carrière âprement menée, on se souvient de Louise Colet comme de la « furieuse » maîtresse de Flaubert dont la correspondance avec l’auteur lui a valu la flatteuse reconnaissance d’épistolière, et comble de l’ironie, les lettres de l’autrice, détruites volontairement par Flaubert avant de disparaître – selon Maupassant dans L’Écho de Paris le 24 novembre 1890 – n’ont donc jamais été divulguées au public et sont restées lettres mortes pour sa postérité.

En 1836, après la publication de son recueil poétique Les fleurs du midi, le ministre de l’Instruction publique lui octroie une pension de quatre cents livres. Elle obtient, en mai 1839, le Grand Prix de poésie de l’Académie française pour son poème Le Musée de Versailles. Dans le même temps, elle collabore à une traduction de Shakespeare et commence à écrire pour le théâtre. Veuve en 1851, elle ne sait qu’écrire pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa fille. Ses lettres et son journal témoignent de la manière dont elle a dû se débattre dans un monde d’hypocrisies et d’humiliations, pour vivre en femme de lettres indépendante, soutenir sa réputation, et tenter d’être reconnue par ses homologues. Elle reçoit encore trois prix pour Le Monument de Molière (1843), La Colonie de Mettray (1852) et L’Acropole d’Athènes (1852), d’abord grâce à la protection de Cousin, de Villemain et de leurs amis, puis grâce à celle de Musset et de Vigny.

À partir des années 1850, elle écrit des romans, Une Histoire de soldat (1856), Un drame rue de Rivoli (1857) et Lui, roman contemporain (1860), dont la facture autofictionnelle sera violemment décriée pour son impudeur. En s’inscrivant dans la lignée de Elle et Lui (1859) de Georges Sand, qui s’inspire librement de ses amours avec Alfred de Musset, et auquel Paul, le frère d’Alfred répond par un récit de vengeance, Lui et Elle, Louise Colet à son tour, qui été la maîtresse de Musset, divulgue avec Lui, roman contemporain sa version des faits en y ajoutant à l’intrigue le personnage de Flaubert. Le roman paraît en feuilleton dans Le Messager de Paris entre le 23 août et le 16 septembre 1859. En sautant par dessus la critique morale dont elle avait si souvent été la cible et qu’elle avait négligée de sa haute insolence, l’autrice a démystifié la sacro-sainte littérature édifiée par les hommes. Le roman très alerte construit avec des ellipses et des récits enchâssés, analyse finement la diversité psychologique des hommes et des femmes et les incompatibilités qui les divisent. Elle y exalte la sexualité et le désir de la femme avec une audace décomplexée et regrette avec tristesse que cette hardiesse, conjuguée à l’intelligence, provoque le rejet des hommes. Lui, roman contemporain, connaît un succès immédiat avec cinq réimpressions en quatre ans. Dans la Préface qu’elle ajoute au roman en août 1863, elle écrit : « Comme on a tenté de me briser à l’occasion de ce livre, je relève la tête ; je ramasse le gant qu’on m’a jeté […] quoique deux romans, du genre qu’on me reprochait, eussent précédé la publication du mien, les journaux sérieux, comme on dit, formant un bataillon sacré, concentrèrent contre moi leurs indignations et leurs exorcismes ». Et le roman lui vaut la suppression de sa pension littéraire et de nombreux refus de publication. Louise Colet inventait un genre romanesque, que l’on a qualifié de « féminin », précurseur de l’autofiction contemporaine, et qu’elle entendait défendre comme tel.

Sa relation conflictuelle avec Flaubert déborde amplement le cadre d’un dépit amoureux en mal de guérison. Elle s’inscrit dans le débat littéraire qui fait rage dans les années 1850 qui voit la consécration du romantisme engagé, défenseur de la liberté et de la démocratie, avec le Coup d’État et le bannissement des grands héros républicains : Hugo en premier lieu avec lequel Louise Colet a entretenu une relation épistolière pendant près de vingt ans. Les réalistes de l’art et de la littérature commencent à organiser leur percée contre le néo-romantisme dont ils dénigrent le régime des passions et la ferveur idéaliste. Force est de constater que les réalistes se sont souvent distingués par leur conservatisme en adoptant une position radicalement misogyne contre celles qui le portent en étendard à une époque où le débat féministe prend de l’ampleur, comme le souligne l’historienne Michèle Perrot dans Politique et polémiques.

Le couple Flaubert-Colet incarne ce tournant selon deux logiques antagonistes : celle que Flaubert défend avec une exigence de froide distance stylistique et de dépersonnalisation qui lui fait écrire à sa maîtresse « On n’écrit pas avec son cœur mais avec sa tête. » et celle de Louise Colet qui confie à son ami Honoré Clair « La vie se passe ainsi à aimer, à souffrir, à méditer et à tenter de rendre en langage immortel ce qu’on a senti. »

D’après les calomniateurs de Louise Colet, l’autrice ne donnerait place qu’à un moi omnipotent en singeant un romantisme de pacotille et s’immiscerait dans des sujets artistiques, politiques ou géographiques qu’elle ne maîtrise pas. Ils s’insurgent contre l’écriture de l’émotion, de la sensibilité et de l’empathie avec l’Autre comme un genre mineur destiné à un public tout venant. Flaubert lui-même lui en fait le reproche et lui assène qu’elle « fait de l’art un déversoir à passions, une espèce de pot de chambre où le trop-plein-de-je-ne-sais-quoi a coulé. » Au grand dam de ces messieurs, Louise Colet n’est pas une femme sous influence mais une femme d’influence que sa beauté et la liberté amoureuse qu’elle affiche d’un amant à l’autre rend suspecte à la littérature. Elle ne possèderait même pas ce qui fait la plus honorable des qualités féminines, la bonté. Flaubert en distinguant les écrivains « virils » des écrivains « efféminés », quelque soit leur sexe, privilégie une « littérature de muscles » contre une « littérature de nerfs ». Il exhorte Louise à choisir la voie de l’androgynie et à se départir de sa part inutile : « Ta seconde faiblesse c’est le vague, la tendromanie féminine. Il ne faut pas quand on est arrivé à ton degré que le linge sente le lait (…) rentre, resserre, comprime les seins de ton cœur, qu’on y voie des muscles et non une glande. » Il aurait été intéressant d’avoir les réponses de Louise Colet aux lettres de Flaubert très imbibées de considération stylistique. Comment a-t-elle réagi au dénigrement de ses écrits ? Quels arguments a-t-elle apportés aux injonctions perversement flatteuses de Flaubert : « J’ai toujours essayé de faire de toi un hermaphrodite sublime. Je te veux homme jusqu’à la hauteur du ventre ; en descendant, tu m’encombres et me troubles et t’abîmes avec l’élément femelle. » Barbey d’Aurevilly, s’associe volontiers à son ennemi Flaubert pour invectiver les femmes qui écrivent et qu’il raille de « bas-bleus », et auxquelles il a consacré un chapitre dans son livre Les Œuvres et les hommes en 1878. : « Parmi les bas-bleus qui pullulent, il en est de si piètres qu’ils ne méritent pas même ce nom de bas-bleus, qui monte trop haut, il faut les appeler des “chaussettes”. Mme Colet n’est qu’une chaussette. » Malgré la virulence des critiques, Louise Colet s’entête à promouvoir une écriture « féminine » et signe de son nom à la différence des autrices qui ont choisi de se masquer sous des pseudonymes masculins. Mais il serait réducteur de la cantonner à la mièvrerie et au sentimentalisme romantique comme se plaisent à le crier les réalistes.

Nous avons choisi de republier deux récits politiques, La vérité sur l’anarchie des esprits (1872) et L’esprit français (1875) où se révèle l’éclectisme baroque d’une dénonciation politique aux accents acides et ironiques entrecoupées de variations intimes et lyriques. Louise Colet, féministe, républicaine et anticléricale conjugue son combat avec les atermoiements du cœur et de l’esprit. Elle a déjà affiché son engagement auprès des Fouriéristes, qui comme Leconte de Lisle fréquente son salon, lorsqu’elle publie La colonie de Mettray (colonie pénitentiaire agricole créée en 1839). L’autrice est également une amie et admiratrice de Garibaldi dont elle a soutenu avec ferveur le combat pour la libération et l’unification de l’Italie. Dans L’Italie des Italiens (1862-1864), elle raconte son voyage d’un an et demi dans la péninsule et en Sicile aux côtés de son héros Garibaldi.

Dans La Vérité sur l’anarchie des esprits, l’autrice met au service de sa sensibilité exacerbée son engagement auprès des défavorisés de la terre et encore plus des femmes frappées par l’injustice de leurs conditions maternelles et sociales. Elle n’est pas seulement une tête qui pense, elle est à part égale un corps qui manifeste son plaisir d’écrire. Sans souci de discipline, elle interrompt ses diatribes enragées en donnant libre cours à son goût esthétique pour la culture antique et les paysages de l’Orient et de la Méditerranée qu’elle a visités comme si l’exaltation de la beauté lui apportait l’apaisement de soi que la vie manque à lui donner. Pour Louise Colet, le Beau ne peut naître que du Vrai, même s’il est très secondaire dans sa quête de Vérité. Elle refuse de mettre son écriture à distance de la vie, et c’est avec un courage exemplaire et que ses œuvres ont confirmé, qu’elle résiste à la poétique que Flaubert cherche à imposer dans son époque.

Dans La vérité sur l’anarchie des esprits, Louise Colet nous plonge à chaud dans l’horreur des évènements sanglants de la Commune auxquels elle a assisté en 1871, et fustige violemment l’hypocrisie de la bourgeoisie, l’arrogance du monarchisme et du cléricalisme à l’œuvre, qui ont conduit le pays dans le chaos depuis la Révolution française. La Commune de Paris est la plus importante des insurrections populaires, qui a duré du 18 mars 1871 à la Semaine Sanglante du 21 au 28 mai 1871. Cette insurrection a refusé de reconnaître le gouvernement issu de l’Assemblée nationale à majorité monarchiste, élu au suffrage universel masculin, et a revendiqué pour la ville une organisation libertaire favorable à la démocratie directe.

La Commune se caractérise par le rejet de la capitulation de la France devant l’offensive de Bismarck lors de la guerre franco-prussienne de 1870, qui a vu la défaite de Napoléon III et le siège de Paris, et la manifestation de l’opposition d’un Paris républicain acquis aux idées sociales et réformistes. Suite à l’armistice franco-allemand du 28 février 1871 à Versailles, Thiers obtient l’investiture du nouveau gouvernement et part à Versailles pour y négocier les conditions de la paix. Le 4 mars, l’Assemblée ratifie le traité préliminaire de paix et vote la déchéance de Napoléon III et sa dynastie. Parallèlement, l’Assemblée met en place une offensive guerrière contre les insurgés de Paris en s’appuyant sur la Garde nationale. Le 20 mars, l’Assemblée choisit de siéger à Versailles ce qui vaudra à ses membres et collaborateurs l’appellation de « versaillais ». C’est avec l’énergie du désespoir et une empathie douloureuse qu’elle prend le parti des insurgés et des intellectuels favorables à leur cause, parmi lesquels elle se compte. « Si jamais la lutte devient grandiose et sanglante je veux m’y mêler, je veux réunir toutes les femmes, toutes les mères, toutes ces sœurs en douleur et en misère, et leur faire comprendre ce qu’il faut dire, ce qu’il faut faire, ce qu’il faut exiger !… pour qu’elles ne soient pas éternellement des machines à plaisir et à reproduction de l’espèce ! » avait-elle écrit à son ami Désiré Bancel, le 21 mai 1850.

L’Esprit nouveau est un témoignage vibrant de son amitié avec Edgard Quinet et de la douleur de vieillir. Montage hybride de sa correspondance avec le républicain Edgard Quinet, mêlé de considérations politiques et de digressions « romantiques », il ne souscrit qu’à l’impertinente volonté de l’écriture et au mouvement de l’être. Écrit à San Remo en 1875, un an avant sa disparition, Louise Colet très malade suit avec terreur l’avancement de la mort et le vote en France des lois constitutionnelles par une Assemblée nationale « monarchiste ». Ce récit célèbre contre la mort des idées, son amitié indéfectible pour la figure républicaine d’Edgar Quinet, décédé le 27 mars 1875 après la parution de son ouvrage, L’Esprit nouveau. Elle y rappelle les valeurs de Vérité qui les ont unies pendant tant d’années.

Claire Tencin