— Je suis un héros, j’ai jamais tué un bougnoul, a-t-il déclaré en me regardant entre quat-z-yeux.

Quelque chose a basculé dans la cuisine. L’oxymore avait mis un point d’honneur à la sempiternelle jactance haineuse, assis à la place du chef, comme il l’avait toujours été, dominant, éructant, figure de proue de la galère familiale. Depuis l’enfance, je l’entendais rugir de cette place-là au bout de la table, la place du chef comme il aimait dire, ici c’est la place du chef, beuglant toutes sortes d’anathèmes, sortis d’on ne sait où, de sa grosse bedaine énervée, qu’on ne comprenait pas d’où lui sortait cette colère qui ne s’épuisait pas, même pas quand il mangeait, même pas quand il dormait. Cette colère ne le lâchait pas, ni la nuit, ni le jour. Ses ronflements tonitruants de l’autre côté du mur de ma chambre résonnaient comme des hurlements dans mon sommeil.

Ce jour-là, quand il a dit au bout de la table, en me lorgnant de biais, je suis un héros, je n’ai jamais tué un bougnoul, comme un cheveu qui tombe dans la soupe, sans commentaire, la phrase se suffisait à elle-même, il a redit, je suis un héros, j’ai senti que je devais entériner le héros, oui, t’es un héros que j’ai dit comme on caresse un vieux chien aveugle. Une suspension dans la cuisine. Quelque chose avait lâché d’un coup, comme une corde de guitare usée, la colère s’était usée, quelque chose de plus important s’était imposé à lui, quelque chose de plus pressant que la colère. Sa mort. Il en parlait avec régularité. La date butoir, il l’avait fixée à quatre-vingts ans, du moins il disait que s’il parvenait à quatre-vingts ans, on ferait un banquet, mais au fond il n’y croyait pas vraiment, il est mort deux ans avant l’échéance, sans prévenir, il nous a faussé compagnie en sortant de table.

Une crise cardiaque à soixante-dix-huit ans, mort en trois minutes, et ma mère qui disait que la semaine dernière encore, il a fait son électrocardiogramme, et tout était parfait, il avait un cœur de jeune homme. La colère l’avait lâché, et sa haine aussi qui l’avait conservé comme un cornichon dans le vinaigre, sans cette haine vitale, qui avait donné un sens à ce qu’il croyait être, eh bien sans cette haine, il n’était plus debout.

Cette phrase qu’il m’a dite à moi entre quat-z-yeux, ce jour-là au bout de la table, de son territoire où il n’avait plus la force d’en découdre avec ses enfants, sa femme, et le monde entier, j’ai compris que cette phrase-là, il lui avait fallu quarante ans pour pouvoir la prononcer, le temps d’une vie pour y réfléchir, il avait été un héros anonyme, une sorte de héros qui avait fini par accepter sa lâcheté, celui qui n’avait pas tué un seul Arabe pendant les sept années qu’il avait passées en Algérie, planqué à la transmission radio. Il n’avait pas été lâche, c’est ça en vérité qu’il voulait me dire, même plus que ça, qu’il n’avait pas pu tuer un seul de ces sales bicots, comme il jubilait de les nommer, et qu’il haïssait avec une obstination tenace.

Aucun argument humaniste n’avait pu déstabiliser ses certitudes durant ces quarante années où il avait braillé sa haine des Arabes qu’il avait tentée d’inculquer à ses enfants sans vraiment y parvenir, surtout à sa fille aînée qui s’était opposée farouchement à ses bravades militaires, parce qu’elle ne pouvait pas comprendre ce père en colère contre le monde entier, contre sa femme et ses enfants, et qu’elle ne pouvait pas deviner tout le silence de la guerre dans ses éructations phénoménales, si fatigantes, si terrifiantes quand on était à table, qu’on voulait tous manger tranquillement, parce qu’on avait le droit de béqueter en paix, «béqueter» comme il disait comme si on était une nichée d’oisillons, ou plutôt de chiots, des gueules affamées sans reconnaissance.