Désirer les hommes pour un devenir plus égalitaire

 

 

Claire Tencin

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Belinda Cannone

CT. Tu publies en cette rentrée 2020 un nouvel essai, Le nouveau nom de l’amour, dans lequel tu t’interroges sur la question du couple contemporain. Tout en poursuivant avec élan les positions que tu as tenues depuis La Tentation de Pénélope, tu avances ici d’autres réflexions, notamment le concept social de « polygamie lente » qui, à ma connaissance, n’a pas encore fait l’objet d’études. Pourrais-tu expliquer ce concept ?

BC. C’est une formulation humoristique pour décrire le fait d’avoir plusieurs partenaires successifs, de former plusieurs couples au long d’une existence, alors qu’auparavant on se mariait « pour toujours ». Le divorce, institué en 1884, avait permis qu’on puisse se quitter, mais à présent le mouvement s’est accéléré, il y a autant de divorces que de mariages et, de façon générale, autant de séparations que d’unions. Dans ce livre, je ne dis pas que c’est bien ou mal, je ne défends ni ne condamne ces nouvelles pratiques, j’essaie juste de décrire un état de fait : nous sommes devenus des polygames lents.

CT. Pourquoi est-ce qu’on devient des polygames lents ?

BC. La première raison, c’est que le couple s’est privatisé. Avant on se mariait devant la famille, la société ou la collectivité qui avaient une sorte de droit de regard sur l’union. Aujourd’hui les partenaires n’ont plus de compte à rendre à personne et forment et dénouent un couple en vertu de leur seul désir et de leur envie mutuelle. La deuxième grande raison qui fait de nous des polygames lents c’est, pour le dire vite, la prééminence du désir dans notre conception du couple, désir qui est par nature fugace. Liberté de s’unir et de se séparer, associée au désir : voilà qui nous incite souvent à changer de partenaire.

CT. Pour en venir sur le terrain de l’égalité que tu défends avec ardeur, tu avances dans ton essai cette idée inattendue que l’on parviendra à l’égalité entre les hommes et les femmes, quand les femmes manifesteront leur désir. En quoi y a-t-il une différence entre les hommes et les femmes sur le terrain de la conquête amoureuse ?

BC. Je pense que la véritable différence entre les conduites amoureuses des deux sexes ne se trouve pas vraiment dans la chambre mais avant, dans la rencontre, l’invitation. Le jour où les femmes convoiteront explicitement les hommes, et prendront l’initiative de la proposition, alors on sera en chemin vers l’égalité sexuelle. Pour l’instant on a conquis, depuis les années 1960, la liberté mais pas l’égalité sexuelle. Dans la chambre – même si je n’ai pas accès à tous les lits pour le vérifier ! – je crois que cela ne se passe pas si mal. Ce qui va moins bien, ce sont les étapes pour arriver à cette chambre. Autrement dit, la question de l’invitation sexuelle me paraît centrale. Il faut impérativement sortir des vieilles habitudes selon lesquelles, presque toujours, l’homme propose et la femme consent ou pas.

CT. La tenue des femmes n’est-elle pas déjà une initiative ?

BC. Tu as déjà vu les hommes s’habiller de manière à faire apparaître leurs avantages ?

CT. C’est ce que je regrette pour ma part. Je suis frustrée dans la rue de voir des hommes complètement emballés. S’ils étaient plus dénudés, torse nu ou dans des tenues plus suggestives, je pense que les femmes auraient la tentation de les provoquer.

BC. Mais non, les femmes s’en moquent, ce qui les intéresse, c’est d’être vues, mais elles sont rarement dans la prise – l’entreprise. C’est pourquoi je dis que l’égalité sexuelle n’est pas encore atteinte. Elles veulent être désirées, en détail, charnellement, plutôt que d’être elles-mêmes dans la convoitise. Quand les femmes convoiteront le corps des hommes, alors ils auront eux aussi envie de le mettre en valeur. Tu connais cette blague où l’on voit la photo d’un ventre d’homme avec des abdos en tablette de chocolat, avec ce commentaire : 80 % des femmes aiment les hommes avec des abdos en béton ; 80 % des hommes avec des abdos en béton n’aiment pas les femmes. Elle est drôle mais inexacte. En réalité, au-delà des abdos, les femmes ne s’intéressent pas tant que ça au corps des hommes. Et donc ceux-ci (quand ils sont hétéros) ne mettent pas autant que les femmes leur corps en valeur, parce que dans nos codes sociaux, on n’attend pas cela d’eux. C’est en ce sens qu’il faut changer les rapports de séduction entre les sexes. Pour l’instant les femmes sont toujours les proies (qui doivent être désirables) et les hommes les chasseurs (à l’affût). Ces postures ne changent que très lentement. On apprend toujours aux femmes à choisir très soigneusement, à se refuser, et aux hommes à les convoiter. Comme ils savent que la chasse ne sera pas aisée, qu’ils seront la plupart du temps frustrés, ils sont moins regardants. Ainsi les positions – et les agressions – perdurent-elles. Être féministe aujourd’hui, ce n’est pas mettre des jupes courtes ou de grands décolletés tout en réclamant qu’on ne regarde pas vos jambes ni vos seins, c’est modifier notre rapport charnel aux hommes. Par ailleurs, il faut que les femmes prennent le risque de l’invitation érotique. Pas facile, car la position d’attente est plus confortable…

CT. D’après une étude concernant les rencontres sur les réseaux sociaux, il ressort que les vieux codes de la séduction H-F résistent encore. « L’homme propose, la femme dispose. » L’étude souligne que les femmes, quand elles osent, sont considérées comme des filles faciles, et surtout que les hommes dans ce cas ne répondent pas à leur invitation. Comment ces rôles pourraient-ils s’inverser dans ce contexte ?

BC. L’observation des pratiques sur les réseaux est très intéressante. Leur nouveauté tient à la manière de faire des rencontres. Elles passent par la verbalisation, grâce à laquelle on connaît mieux l’autre, peut-être plus que si l’on se contente de s’observer et de bavarder au-dessus d’une table de bistrot. Mais à part ce nouveau moyen de se rencontrer, le reste obéit aux vieux modèles. Un de mes amis qui a pratiqué un certain temps Tinder me disait qu’il avait été frappé de constater que ce sont majoritairement les hommes qui prenaient l’initiative de développer la verbalisation. Pour l’instant, les rôles ont tellement peu changé qu’une initiative féminine surprend et ne peut être que mésinterprétée. Il faut vraiment que les femmes sortent de la passivité, car alors, le regard que les deux sexes porteront l’un sur l’autre sera entièrement modifiée et l’égalité sexuelle, et donc plus largement sociale, pourra enfin se réaliser.

CT. Mais les hommes, sur les réseaux, ont tendance à couper court à l’échange dès que les femmes prennent des initiatives.

BC. Oui, parce que les femmes entreprenantes leur enlèvent alors du pouvoir – le pouvoir de proposer. C’est plus amusant pour beaucoup d’entre eux d’avoir la main, de voir la proie résister un peu puis succomber. Remarque bien que de nombreux hommes refusent ce jeu. Et je les comprends, ce n’est pas agréable de tirer la langue… Sans compter que se proposer ne va pas sans risque, celui de subir une rebuffade blessante d’abord, et ensuite celui de ne pas tenir ensuite la promesse implicite : bander, n’est-ce pas, ne va pas toujours de soi…

CT. Le concept de l’amour-désir que tu développes dans ton essai, ce désir que l’on ressent pour un être élu, incarne pour toi l’altérité la plus haute. Est-ce que cet amour-désir-là, adressé à un élu, ne correspondrait pas à une génération du passé alors que l’on assiste aujourd’hui au phénomène du polyamour ? Beaucoup de jeunes aujourd’hui engagés dans des relations amoureuses multiples prétendent que c’est la forme de l’altérité véritable et de l’égalité entre les hommes et les femmes.

BC. Le jour où je verrai de nombreux adeptes du polyamour – et je ne parle pas juste de « bons plans sexuels » –, âgés de plus de trente ans, je m’y intéresserai. Selon moi, c’est un phénomène de génération et non pas une modalité de l’amour. C’est l’effervescence de la jeunesse, adossée à la liberté sexuelle aujourd’hui admise. Car on a tous observé que ce qui caractérise l’amour, c’est la monomanie. Quand on tombe amoureux, on est entièrement focalisé sur une personne et on ne regarde pas les autres. Je n’en fais pas une vertu, c’est psychologique. Quand on entre dans l’amour-désir, on n’a pas envie de multiplier les relations, on est pleinement nourri par une personne qui nous comble. C’est très mystérieux ! Donc le polyamour n’a rien à voir avec la polygamie lente. Il y a un autre problème avec le polyamour, c’est la jalousie. Je ne sais pas comment il faut la considérer. On pourrait dire que c’est le résultat d’un sentiment de propriété, un truc bourgeois. Pourtant, dans une famille, quand un deuxième enfant survient, le premier en est souvent très affecté. Il y a quelque chose dans le grand amour qui réclame l’exclusivité. Ce n’est ni bien ni mal, ça a l’air d’être un trait humain assez constant.

CT. Dans ton essai, tu dissocies clairement la masculinité de la virilité. Pourrais-tu clarifier ton propos ?

BC. Évidemment, ce sont des signifiants flottants. Mais ils me paraissent commodes pour exprimer deux manières d’être au monde. La virilité est une façon d’afficher des traits de genre outranciers, avec interdiction de la sensibilité, attitude guerrière, dominante, conquérante… Pour chaque homme, c’est une possibilité. Très lourde à porter. Et puis il y a ce que j’appelle de mes vœux, une masculinité ouverte, qui inclut la possibilité de la sensibilité, une attitude plus pacifique que combative, etc. Je ne sais pas à quoi ressembleront les hommes de demain, quand les signes extérieurs de genre seront adoucis (ou qui sait ? gommés ?), mais je suis persuadée que la masculinité est à réinventer, de même que nous sommes en train de réinventer la féminité. Le désir est aujourd’hui encore fortement soumis à une accentuation des traits de genre. Mais il ne faut pas oublier que tout cela relève d’un jeu. Je joue à me déguiser en femme, mais je vis avec la conscience aiguë que mon cerveau a les mêmes capacités que ceux des hommes. Et c’est là ce qui importe vraiment.

CT. Pourtant la revendication féministe depuis MeToo s’est nettement focalisée sur le corps des femmes. Malgré les conquêtes sociales, les femmes se vivent comme des victimes, boudant leurs conquêtes politiques et intellectuelles. Je ne peux m’empêcher de revenir à Simone de Beauvoir, dans Le Deuxième sexe I, pour expliquer ce paradoxe : « Son corps n’est pas pour elle une claire expression d’elle-même ; elle s’y sent aliénée ». L’égalité telle qu’elle est revendiquée aujourd’hui n’a-t-elle pas atteint un point irréductible ?

BC. En effet, parce que le féminisme actuel s’intéresse prioritairement aux violences sexuelles, au harcèlement et aux féminicides, il fait surtout porter l’accent sur le corps des femmes. Toutes ces questions sont capitales et l’ont toujours été pour le féminisme mais, jusqu’à la fin du XXe siècle, il s’intéressait aussi aux questions d’égalité – salariale, domestique, professionnelle. Je ne peux m’empêcher de regretter un peu cette polarisation exclusive sur le corps des femmes, qui nous ramène malgré tout à des époques où l’on réduisait les femmes à la « nature » – à leur corps. Sans renoncer au combat contre les violences, il faudrait élargir à nouveau le spectre de nos revendications.

CT. Les femmes pour désirer doivent aimer, les hommes aiment après être passé à l’acte, entend-on souvent. Revenons à cette question de l’initiative dans la conquête. Y a-t-il des rythmes différents entre les hommes et les femmes ou n’est-ce qu’une question culturelle ?

BC. Oui, les femmes ont encore besoin du sentiment car on leur a appris que c’était la seule légitimation de leur désir. Je crois aussi, et j’en ai parlé dans mon livre, que si les variations autour du conte de la Belle et la Bête sont très nombreuses, et universelles, c’est que les femmes redoutent, dans un premier temps au moins, celui de l’initiation, le désir charnel. Et il faut reconnaître que le fait d’être pénétrée est un acte qui peut paraître, qui est une intrusion incroyable dans l’intimité du corps et du psychisme. On comprend qu’il puisse a priori être perçu comme une violence. C’est pourquoi le sentiment amoureux apparaît souvent comme un « cache-sexe », une possibilité d’accepter la sexualité. Cela étant, les femmes ont été tenues à l’écart de la sexualité depuis le XIXe siècle. Il faut qu’elles se la réapproprient joyeusement. D’où ma proposition, qui n’est pas que linguistique, de renommer l’amour « amour-désir », c’est-à-dire un amour qui inclut le désir dans sa pâte même.

CT. La dévirilisation des hommes ne serait-elle pas l’occasion de prendre conscience que l’érotisme a d’autres voies que la pénétration ? Mais encore faudrait-il que les caresses soient satisfaisantes de part et d’autre. Tu parles, à juste titre, dans ton essai, du regret qu’il n’y ait pas d’éducation à l’érotisme dans nos sociétés. Pas étonnant que pour les hommes, la pénétration soit encore l’acte le plus évident et que pour les femmes la méconnaissance de leur plaisir les amène à se sentir souvent frustrées.

BC. La pénétration est un moment de l’acte sexuel extraordinaire, un « événement » et, souvent, un délice. Mais ce n’est évidemment pas la seule visée de l’étreinte, dans laquelle il peut se passer tant de choses, tant de gestes, de caresses, de plaisirs divers à inventer. Mais il faut aussi songer qu’on a peut-être trop tendance à résumer la sexualité masculine au désir de pénétration. Les grands amoureux, ceux qui aiment faire l’amour, qui aiment les femmes, disent que leur propre jouissance n’est pas très intéressante, qu’elle est brève et, contrairement à celle des femmes, toujours semblable. Ce qui leur importe, c’est tout ce qui se passe avant. Que veut vraiment un homme ? La majorité d’entre eux disent qu’un de leurs plus grands plaisirs, dans l’étreinte, c’est de faire jouir les femmes. Bonne nouvelle ! Je crois qu’on schématise trop le désir masculin.

CT. Pourtant tu avances dans ton essai que les femmes ont parfois peur des hommes. L’actualité récente confirme l’accentuation de ce sentiment chez les jeunes femmes, plus que chez celles de notre génération. Pourquoi ?

BC. Je dirais la chose autrement. Dans nos générations, nous avons assimilé la peur. Nous avons vécu avec, l’avons quasiment acceptée comme une fatalité. Les filles d’aujourd’hui sont révoltées par la peur. Elles ne l’admettent pas, et elles ont absolument raison. La rue ou les transports publics ne doivent plus être des lieux d’insécurité pour les femmes. Mais l’on devine que cela ne pourrait arriver qu’à la faveur d’un changement radical des mentalités et, partant, des comportements. Après toutes les victoires de la deuxième moitié du XXe siècle, qui ont amené les lois à devenir parfaitement égalitaires, il faut donc passer de cette égalité formelle à l’égalité réelle. C’est la tâche du féminisme contemporain. La question est : comment nous y prendre ? ou encore, quelles méthodes employer pour atteindre ce changement ? Je ne crois pas que nous y parviendrons en renversant la violence, en la retournant comme un gant. Il faut garder la colère mais la transmuer en actes politiques efficaces.

CT. Le problème est lié aussi au séparatisme sexuel très affirmé chez les néo-féministes et très largement influencé par le climat social. Dans ce contexte, comment changer les mentalités ?

BC. En protestant, comme le font les femmes, en attirant l’attention sur les violences, mais aussi, et c’est là la prochaine étape, en œuvrant avec les hommes. Le problème aujourd’hui c’est que les jeunes hommes sont souvent très féministes mais ils se montrent trop passifs. D’abord parce qu’ils viennent d’une tradition qu’ils ont mis du temps à remettre en question, qui les maintenait dans la position confortable de privilégiés – mais c’est terminé, les privilèges sont abolis. En même temps, les jeunes femmes actuelles leur interdisent souvent de revendiquer leur féminisme. Alors, s’ils n’ont pas à payer l’ardoise laissée par leurs pères, maintenant ils doivent monter eux aussi au créneau : le féminisme doit être un combat commun, sinon nous ne sortirons jamais de l’inégalité.

CT. Que peut-on suggérer aux femmes en attendant ?

BC. Le jour où elles ne seront plus des proies, elles ne seront plus chassées. Il faut apprendre à désirer les hommes, à ne plus nous considérer seulement comme les objets du désir masculin. Quand les femmes deviendront les sujets expressifs de leur désir, les hommes ne seront plus cantonnés au rôle de prédateur, l’égalité sexuelle sera réalisée et les violences plus rares.

Une réponse

  1. Certains points ont beau être évidents, leur éclairage présent les ramène justement à nos esprits amnésiques et c’est tant mieux ; d’autres nous suggèrent de modifier la focale de nos croyances et de nos préjugés et c’est une très bonne chose. Le tout me donne très envie de lire ce nouvel essai. Merci Mesdames.