Tango Baroque & Roll de Narjisse TDK Moumna
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A l’image du règne animal, plus conventionnel voire moral qu’une définition négative de la liberté — trahie par la gesture des Nuevo-alternativos — voudrait porter à le faire croire, avec ces bêtes qui aiment langoureusement piétiner le sol de la cage de leur conscience avec la grâce ivre fragile et féroce d’un tigre sous amphétamines qui traverse sa vie comme un songe, les codes de la cour et de la parade sont nette- ment marqués au service d’une ostentation précieuse où le masculin puise dans l’apparat de la virilité et où le féminin se décline et déploie sur plusieurs couleurs. Plus qu’une métaphore de domination ou de soumission que certains récrient encore, c’est encore d’une tension et cette fois-ci entre l’Intérieur et l’Extérieur qu’il s’agit. Les hommes se trouvent tributaires de l’espace, d’abord celui social où leurs regards balaient l’horizon à l’affût des fleurs les plus folles qui, le temps d’une mirada, clochettent leurs pétales en bordant un sourire prometteur de tant de plaisirs raffinés. La querelle quant à qui invite qui semble à ce point aussi futile que la mauvaise harangue de l’œuf et de la poule. Et qui plus est, elle ne ferait que tenter de masquer une double inclusion spatiale à l’image des rôles des hommes et des femmes. Ainsi l’homme tend-il l’oreille à la musique, à sa danseuse, et à l’alentour, tandis que la femme tend la sienne à l’homme bord duquel elle navigue, puis à la musique, sans trop se soucier des collisions si ce n’est que les yeux du dos sont eux aussi aux aguets pour mesurer l’ampleur des ornements. L’Abrazo semble plus ouvert du côté de l’homme et plus fermé du côté de la femme, ce qui est en soi, non seulement un contradictoire de plus, mais aussi un paradoxe vivant, car bien souvent, c’est la femme qu’on regarde et non l’homme, sauf certains goujats qui foulent les parquets de leur onanisme profond et indécrottable. A cette bulle délicate où extérieur et intérieur s’enveloppent mutuellement et dans une seule et même écoute, par instants dansée à l’Unisson, par d’autres en contrepoint, toujours suivant la même parité intrinsèque au Tango, et selon ce que de justesse intime la musique, se télescope une autre histoire bien contrastée elle aussi, et qui stipule un côté ouvert de l’Abrazo : le droit pour la femme, le gauche pour l’homme, balancé d’un côté fermé : le gauche pour la femme, le droit pour l’homme. Et là un mot s’impose avec une nécessité foudroyante. La Symétrie. Au sens où les Grecs l’employaient bien sûr, et non comme une correspondance exacte en forme selon un certain axe, point ou plan – définition bien plus tardive bien que communément et exclusivement admise aujourd’hui – , c’est-à-dire, à celui de l’idée d’une harmonie et de rapports heureux entre les parties et le tout. Le Tango n’a cure de la pesanteur, véritable cause de la symétrie en miroir, gage d’équilibre autant chez les mammifères que chez les oiseaux, les poissons ou les reptiles. Et s’il y a symétrie dans le Tango, et les danseurs et les danseuses ne savent que trop bien de quelle symétrie il retourne, elle est bien plus à affilier à une définition mathématique ou physique contemporaine, savoir cette notion qui cesse d’être spatiale pour désigner la permanence d’une forme invariant au cours de plusieurs transformations dans un groupe ou dans une expérience. C’est bien plutôt une idée – et quand je dis idée, je dis image – de Régularité qui s’éclairera pour jeter en lumière les deux axes où se déploie cette danse : le vertical, celui de tous les danseurs bandant leur nuque en pont jeté entre ciel et terre, et l’horizontal, axe social s’il en est, celui des bras qui s’ouvrent et invitent l’Autre à voguer sur les mêmes vagues. Qui dira Symétrie dira constance avec le sol, et par un autre pont entre le français et l’espagnol, d’avec le zénith de la musique, qui dira Symétrie pensera – car quelle différence entre danser, penser et dire ? – continuité des appuis avec l’air : le Tango est bel bien la danse de l’Envol. Et tous les éléments semblent de la partie, si ce n’est tous les règnes, représentés du moins par les différentes gammes d’instruments et de voix et incarnés par les mêmes danseurs invoqués à maintes reprises. Il y a de la liane dans les jambes, de la pierre dans les pauses statuesques qui emplissent de silence chargé la musique qui n’aurait de sens sans elles, il y a de la girafe dans ces cous primitifs et qui dirait-on ont envie de pousser d’au moins un centimètre à chaque phrase musicale qui y invite, de l’ours dans ces prises d’espace pas toujours consenties, surtout pas quand un corps – homme ou femme, tous les coups sont permis – se met en tête d’occuper la place de l’autre – autre contradictoire : sensualité et agressivité, douceur et violence -, de l’eau vive dans ces flots qui jamais ne cessent de nourrir le paradoxe sur quatre pattes de reculer parce qu’on avance ou de s’élever parce qu’on descend, du serpentin surtout, dans ces jambes qui roucoulent, et qui de manière truculente se dérobent à l’envi, sans oublier l’arachnéen des pieds qui sourient de produire du langage de l’âme pour l’âme en écho aux secrets du haut du coeur. Quelque chose de facile pourrait transparaître dans ces images opaques pour le quidam mais elles sauront refléter tant de vie intérieure à celui qui a vécu ces chemins-là.
Revenons sur la partie cachée de l’Abrazo, car si le Tango s’étire et se sophistique pour porter son animalité au vertige et à la communion, s’il se déploie dans une mécanique ostentatoire jusqu’à se découvrir une puissance animale tout en retenue, s’il nous fait tourbillonner et traverser comme les turbulences de la nature, c’est surtout une danse secrète où aucune représentation ne saura rendre compte de ce qui s’ourdit entre deux danseurs. Et non seulement secrète mais aussi dans l’esprit de sa richesse et de sa souplesse cachée, voire hermétique. N’en est qu’une métaphore que ce côté fermé où les glissements d’espace et les qualités de pas ne sont pas si garantis que du côté ouvert et qui mériteraient toute l’attention afin que la lumière continue à briller sous la peau des danseurs aussi de ce côté-ci. Un autre couple savoir Majeur/Mineur s’invite à ce stade de cet essai, par une association symbolique entre passé/futur, fermé/ouvert, en favor/contra, pas ouvert/pas croisé, pas/adorno, nostalgie/désir, arrière/devant et intériorité/extériorité. Cela dit aussi pour revenir à la musique sans laquelle les corps ne se mouvraient pas pour tracer d’aussi beaux poèmes dans l’air. Tout comme l’on peut rapprocher l’aspect caché et secret voire clandestin en dépit de l’ostentation éblouissante, du côté économique du Tango. D’un Maestro qui a de la bouteille on a retenu le conseil de danser comme si on ne possédait qu’une bourse recelant 30 pesetas et pas un cent de plus. D’où le programme économique de plusieurs démos qui aiment à s’attarder sur la connexion, la marche, l’absence d’événement chorégraphique, afin de réserver l’effet optimal aux élucubrations quand on a la chance de les voir arriver. Au Tango il vaut mieux savoir attendre, laisser la musique partir, ou anticiper, pour qui comprenne je dis la même chose. Décidément, oui, le Tango est baroque, et pas seulement à cause qu’il chérit l’oxymore (la liste est encore longue, tiens, à compléter par le lecteur..) mais aussi que par sa puissance dramatique il réveille le corps à la nudité élastique, ostentatoire et hyperbolique qui hisse chaque couple harmonieux à la danse des astres. Voilà les figures de style tant prisées du baroque : l’hyperbole et l’oxymore qui donnent ces corps ductiles qui, à travers des attractions et des répulsions maintiennent l’intention de rester ensemble et de sortir des métamorphoses avec quelque chose d’intact au-delà des bras qui se font et défont au rythme des invitations : ce quelque chose d’innommable qui brûle et qui ne se satisfait plus du langage pour trouver un lieu de langage avec l’Autre. Créer et donner de l’espace. Ne pas se marcher sur les pieds. Bien plutôt sublimer la violence du rapport entre deux corps en d’ineffables caresses. Balbutier un début d’hospitalité et de douceur. Autre figure qui relie le Tango au baroque, outre leur affinité en tant qu’arts nés d’un déplacement de l’espace vers le mot écrit, et vice versa, outre l’aspect musique-dansée et ornementée sur un poème chanté, c’est la métaphore. Ah oui mais tout langage est en soi une métaphore me dirais-tu. A raison. Certes. A cela près que le Tango est une métaphore de la vie même. L’alternance du retrait et de l’étreinte. Le paradoxe d’être au plus près avec l’autre lorsqu’on est avec soi, raison de plus pour croire que l’Autre c’est notre propre corps. La communauté Tango comme monde-miniature. La danse elle-même métaphore de l’Amour qui meut le Monde. Sans oublier les Milongas, lieux de culte prodigué par des prêtres autrement de ceux différents qui ânonnent des textes périmés à des âmes trop écrasées par la poussière pour danser. Les DJ, redoutables ventriloques capables au mieux de leur faculté de s’approprier des corps des danseurs et de sentir un mouvement général et subtil pour exulter la piste. La musique, métaphore de cette tension que porte le langage vers la musique. Les regards, cueillis dans l’insatiable luxure de la vision, métaphores du désir. La joyeuse farandole des couples, métaphore de l’anti-contrat-social et de l’anarchie. La qualité et le partage des appuis, métaphores de la franchise de nos gestes dans la vraie vie et de la profondeur de notre dialogue avec l’Autre. L’infini possibilité d’expressivité et de mise-en-scène de l’être partant d’un langage très restreint au fond, métaphore de la profusion sensuelle et pensante de la poésie elle-même qui s’auto-proclame anarchiste-courronnée. L’aller au bout des mouvements et les danser, les danser, selon une délicate rhétorique des désirs – flamboyer de l’intérieur et voler, voler, étant non des moindres-, métaphore de poésie et de soif d’esthétique. Car le Tango n’est nullement un nid de métaphysique ; quand on danse avec l’autre on lui dit déjà OUI. Longtemps me demandant de quelle forme philosophique il était l’incarnation – car ce sont les corps qui pensent n’est-ce pas ? pas de chichis-Descartes entre nous.. – j’ai fini par voir la taie sur mon œil et me rendre à l’évidence qu’il n’était question que d’esthétique, la beauté étant l’activité qui requiert toutes les facultés en bloc, et qui le temps d’un Tango ou d’une Tanda bascule les danseurs à l’état de dieux, immortels tant la mort devient insignifiante à l’ombre de la beauté.
BIO TDK

Voir le deuxième numéro de TanGossip : TanGossip 2, a sip of Tango