Paris 1712-1714

Faire la femme

 

Fontenelle ! se pâme Angélique de Ferriol en voyant l’illustre personnage entrer dans son salon. Bernard Le Bouyer de Fontenelle – 1657-1757, je précise pour ceux et celles qui ne le connaissent pas – est un auteur de théâtre, d’essais philosophiques et scientifiques, célèbre tant par son impassibilité que sa force de travail, ce qui explique sans doute sa longévité séculaire. « Ne prenez pas la vie au sérieux ! De toute façon, vous n’en ressortirez pas vivant », a-t-il dit un jour à un vaniteux avec lequel il ne voulait pas se fâcher. Fontenelle ! Mme de Tencin chavire en voyant s’avancer l’écrivain avec lequel elle a partagé sa solitude dans la cellule de Montfleury. Il salue son hôte et Claudine Alexandrine d’un baisemain courtois et félicite Mme de Ferriol d’honorer son salon de la présence d’une sœur dont on vante le charme discret et l’intelligence. Fontenelle dévore du regard l’élégante jeune femme dont la chevelure est dissimulée sous un turban de soie orientale. Si gracieuse, si calme au milieu de la rumeur. Alors qu’elle était encore installée au monastère de Saint-Chaumond à la porte Saint-Denis, les apparitions de la nonne Augustine dans le salon des Ferriol, en robe noire et la tête recouverte d’un voile, n’avaient pas manqué de faire jaser le tout-Paris. On disait qu’elle s’était enfuie de son monastère et qu’elle implorait le pape de la libérer de ses vœux. Que sa rébellion était scandaleuse et indigne d’une femme de son rang. Quoique jolie et futée, aucun homme digne de considération ne l’épouserait. Dès que Fontenelle a appris qu’elle avait été libérée de ses vœux – ce qui fut entériné le 5 novembre 1712 – et qu’elle était hébergée chez les Ferriol, il a accouru pour voir cette étrange beauté aux cheveux courts. L’écrivain devine les lignes de cette sculpture encore inachevée qu’il convoite de caresser. Une silhouette fine, une gorge trop plate, un cou trop long, elle n’a certes pas la beauté de sa sœur Angélique, mais quels yeux pétillants ! Les vingt-deux années qu’elle a passées au couvent ne semblent pas l’avoir altérée. À trente ans, elle a l’air d’une adolescente. Aurait-elle le mauvais goût d’être encore vierge ? se demande Fontenelle.

L’entrée inattendue de Charles de Ferriol au bras de l’exotique Mlle Aïssé détourne l’attention d’Angélique. Elle se réjouit de la présence de ce personnage à la faconde pittoresque, dont les éclats militaires et les anecdotes chamarrées captivent ses hôtes. Ambassadeur en Europe et en Turquie, il a rapporté de ses voyages le butin de ses pillages, entassé à l’étage de la demeure, et une petite esclave achetée à quatre ans sur le marché de Constantinople, qu’il avait placée chez son frère pour y recevoir une digne éducation et partager les jeux des deux garçons des Ferriol, Antoine et Charles-Auguste. Revenu enfin s’installer chez son frère à Paris, le vieil ambassadeur malade a fait main basse sur sa pupille Aïssé, dont il ne peut plus se passer. Quel destin ignoble ! fulmine Claudine Alexandrine en regardant avec pitié la douleur glacée sur le visage d’Aïssé. Depuis qu’elle partage la vie familiale des Ferriol, elle n’ose imaginer la nature des relations que l’ambassadeur impose à cette beauté sombre et rare dans son appartement bourré à craquer de meubles de valeur, d’étoffes et de bibelots précieux. Pauvre esclave ! pense-t-elle avec colère, et dire qu’Angélique n’a même pas le pouvoir d’arracher sa fille d’adoption aux mains de ce débris sénile. Claudine Alexandrine a de la sympathie pour la jeune captive à laquelle elle voudrait pouvoir apporter le soutien de son affection et de ses conseils avisés. Mais, jalouse de la première place que lui a dérobée la nonne défroquée dans le salon des Ferriol, Aïssé ne lui manifeste qu’une indifférence et une méfiance glacées.

Le cœur de Claudine Alexandrine bat très fort dans sa poitrine. Fontenelle semble s’intéresser à elle plus qu’à toute autre femme. Parmi les dames distinguées du salon des Ferriol, elle se sait gauche et sottement provinciale. Qu’importe, elle l’a lu et l’homme ne lui est donc pas étranger. Combien de voyages autour des astres n’a-t-elle pas imaginés dans le vaisseau spatial de l’écrivain durant ses interminables années de réclusion ! N’est-ce pas le signe que leur voyage devait les amener à destination dans ce salon ? Leurs regards se croisent d’un bout à l’autre de la pièce bondée. Furtifs, ardents. C’est alors qu’elle a la certitude que d’autres voyages merveilleux les attendent. Lui ferait-il enfin découvrir ce Paris aussi inconnu d’elle que les Amériques ? Fontenelle a un visage poupon et rosé. Jovial. À cinquante-cinq ans, il a le charme de la tranquillité et de sa renommée. Membre de l’Académie française, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, et familier de tous les salons qui comptent à Paris et dans le cercle de la royauté, Fontenelle est un personnage respecté, « un mondain sans ennemi et sans ami attelé à la tâche comme un mulet », selon la formule d’Angélique. Il rédige chaque année de son mandat la partie « histoire » des mémoires de l’Académie des sciences, un recueil de travaux scientifiques complexes allant de la botanique à la physique, sans parler de ses éloges d’académiciens et de ses écrits littéraires.

– Il faut toujours admirer Descartes, et le suivre quelquefois, dit-il après avoir écouté avec patience Mme de Tencin vanter le philosophe.

Son sourire sans malice conquiert d’emblée la confiance de Claudine Alexandrine. Quel homme affable et drôle !

Fontenelle apprécie la gaieté de sa robe, l’intrépidité de ses pupilles, les mouvements de sa grande bouche. Encore ingénue dans le cercle mondain que lui ouvre sa sœur, l’ex-nonne n’est pas affectée des artifices et des mimiques de son sexe. Il se dégage de son regard volatil l’enthousiasme d’un esprit agité et l’appétit d’un être que l’on a affamé de nourritures terrestres. Fontenelle l’écoute pavoiser avec délices. Elle a tout lu de lui et l’a lu avec sagacité. Dans les Entretiens de la pluralité des mondes, elle s’est plu à rêver qu’elle voyageait dans l’espace pour aller visiter la Lune et ses habitants. A imaginé le mouvement de la Terre tournant autour d’elle-même tout en tournant autour du Soleil comme l’écrivain l’a décrit. Dans sa cellule étroite, elle tourbillonnait en scrutant le ciel et accostait comme un vaisseau tranquille sur les rivages de la Lune où elle découvrait une humanité plus avancée que la leur.

– Quelle serait donc cette humanité inédite ? questionne Fontenelle, amusé.

– Celle où les femmes auraient une place plus haute, ne croyez-vous pas ? répond-elle du tac au tac.

Fontenelle est vraiment captivé par l’agitation des pupilles de Mme de Tencin, comme si elles hésitaient à se fixer quelque part.

– Les femmes ne gouvernent-elles pas déjà le cœur des hommes ? renchérit-il.

– Est-ce suffisant de gouverner un cœur si l’on ne gouverne pas l’homme ? Au couvent, j’ai eu tout le loisir de méditer la leçon d’Agnès Sorel.

En faisant explicitement référence aux dialogues des morts de Fontenelle, et notamment au dialogue entre Agnès Sorel, la très puissante maîtresse de Charles VII, et Roxelane, l’esclave du sultan, Claudine Alexandrine entend faire savoir à l’écrivain qu’elle est de la trempe des femmes de pouvoir. L’académicien a saisi le message de Mme de Tencin en plein vol et acquiesce d’un sourire complice. Assurément, l’ex-nonne ne manque pas de répartie. Au couvent, Claudine Alexandrine avait souvent médité la leçon de ces deux héroïnes. Quand elle serait libre, ferait-elle comme les autres femmes ? Accepter le mariage arrangé qu’on ne manquerait pas de lui imposer ? Ou pire, tomber amoureuse d’un homme qu’on lui refuserait d’épouser ? S’il y avait un intérêt à aimer, en avait-elle conclu, ce serait d’aimer l’homme le plus puissant et de diriger le pays comme Agnès Sorel.

– Comme à moi, il vous manque un cœur ! lui dit-il en se réjouissant de partager avec cette troublante femme son insensibilité chronique à l’amour.

– Que savez-vous de mon cœur, Monsieur ? Vous seriez étonné de sa prodigalité pour ceux qui en manquent.

L’académicien s’incline. Claudine Alexandrine tend doucement ses lèvres vers la tasse de chocolat et aspire lentement une gorgée. Sa lèvre supérieure se festonne d’un délicat ruban brun qu’il voudrait laper comme un petit chat. En apercevant le poète Matthew Prior entrer dans le salon, il prend congé de Claudine Alexandrine d’un baisemain plein de promesses. Cette femme, il la veut et il l’aura !

Dès le lendemain, l’académicien lui fait envoyer une invitation en lui promettant une surprise dont elle se sentirait flattée et estimée. Claudine Alexandrine, qui n’attendait que ce mot, se prépare à son premier rendez-vous galant avec inquiétude. Quelle robe ? Quelle coiffure ? Quels rubans ? Malgré sa hâte de séduire Fontenelle, elle ne veut pas se montrer trop légère. Une robe grise et un turban rouge mettront en valeur son esprit. Fontenelle, son amant ! Ne pouvait-elle rêver d’un nom plus prestigieux pour faire ses premiers pas dans la vie mondaine ?

Le jour patiemment désiré, elle fait son entrée chez le vieux libertin, habillée d’une robe verte très échancrée mettant en valeur sa haute nuque à défaut de ses petits seins nichés au creux de son corset.

– Me permettez-vous de vous appeler Claudine Alexandrine, Madame ? lui susurre Fontenelle à l’oreille.

– Claudine suffira dans l’intimité, minaude l’effrontée.

Après lui avoir servi un chocolat chaud dont le vieux libertin vante les vertus aphrodisiaques, il lui dévoile sa surprise : l’offrir au pinceau d’Autreau dont le génie saurait rendre hommage à son étrange beauté. La première séance de pose est à peine achevée que l’écrivain la pousse vers sa chambre à coucher. Ils s’embrassent farouchement et s’effondrent sur le lit. La réalisation de cette toile justifiera dorénavant les visites quotidiennes de Mme de Tencin chez Fontenelle.

Le vieil écrivain, subjugué par l’esprit de cette nonne défroquée, s’avère un auditeur bienveillant et curieux. Dès leur première étreinte, elle a senti qu’elle pouvait tout avouer au libertin sans attaches : sa volonté de ne pas se marier, de ne pas avoir d’enfant, et son ambition de conquérir les hommes puissants. Comme si elle avait voulu le convaincre de sa détermination et de son indépendance, elle lui a conté ses déboires au couvent et sa haine pour le juge.

– On voit bien, à la façon dont il nous a traitées, que Dieu est un homme, achève-t-elle son récit.

Cette chute pleine d’esprit réveille le vieux Fontenelle, que les romans truffés de pathétiques histoires de couvent ont le don d’endormir.

– Rassurez-vous, ma chère Claudine, je ne suis pas Dieu !

– J’aurais aimé que vous soyez mon père, dit-elle en se câlinant contre lui comme une chatte. Votre cœur est plus large que vous ne le croyez !

– Laissez mon cœur tranquille !

– Ah, tu ne m’aimes pas !… (en saisissant un oreiller qu’elle lance au visage de Fontenelle, hilare), eh bien je ne te parle plus !

– À la bonne heure !!!

Il lui plaque les mains aux fesses, fait mine de l’attirer à lui, et la bascule hors du lit.