Et Youssef a dit C’est alors que je l’ai vue.

La file des voitures ralentissait au passage de la douane et il a eu tout le temps d’observer celles qui étaient garées sur les côtés, les passagers alanguis par le soleil et l’attente, les policiers qui laissaient passer certains véhicules et qui tournaient autour des autres, Papiers, Vous transportez quoi, reniflaient, vaguement suspicieux et moroses, les cargaisons bâchées sur les toits, Vous êtes déjà passés la semaine dernière, vous, Youssef n’était pas inquiet, pas plus que ça, il fumait paisiblement une Marquise, le soleil faisait miroiter les sommets enneigés et, déclare-t-il, c’est alors qu’il l’a vue.

Youssef est petit-fils d’un soufi qui, dit-il, a mal tourné, enfin qui tournait sur place dans sa danse mystique, au lieu que lui, Youssef, suit les révolutions de la planète, car le monde, affirme-t-il, est devenu minuscule, son centre fixé à Marseille, sa périphérie traversant la Libye, Bruxelles, Venise, et son attache sentimentale pour toujours à Marrakech. La périphérie est mouvante, le centre inamovible, et l’attache, Ah mon frère, l’attache a ses racines au fond de mon cœur, là, dit Youssef à Boris qui fait quelquefois une partie du chemin avec lui jusqu’à Alicante.

La voiture contenait des jantes de Peugeot et de nombreuses pièces de machine à laver, des radios-réveils, des bracelets-montres imités de grandes marques et quelques tapis fabriqués en Belgique, très solides, avec des décors éclatants d’oasis et de chameaux en caravane. Il avait un acheteur pour la voiture elle-même et devait revenir à Marseille les mains dans les poches. Le train-train.

La file avançait lentement, dit Youssef, il avait ouvert sa vitre depuis longtemps, le bras gauche appuyé sur la portière et la main droite présentant régulièrement la cigarette à ses lèvres, les tapis sur le toit bâché le préservaient encore de la chaleur, il n’était pas inquiet, avait passé si souvent cette frontière, cinquante-trois fois s’il ne se trompe pas, et tant d’autres, dit-il à Boris qui fait quelquefois une partie du chemin avec lui jusqu’à Alicante et qui sait aussi que les frontières sont poreuses.

Il ne regardait rien de précis, ne peut pas dire qu’il regardait à proprement parler, les yeux dans une lente dérive, et c’est alors qu’il l’a vue. Elle avait les cheveux blonds comme ces filles de l’Est qu’on voit de plus en plus derrière le cours Belzunce, il n’a jamais essayé, ne va pas aux filles, trop dangereux, elle les avait relevés en un chignon qui dégageait son cou très long, il n’a d’abord pas vu plus, plus de détails sur son visage, elle était accroupie près d’une voiture, la sienne sans doute, il n’a pas pris le temps d’observer les passagers, elle était accroupie sans vergogne, jupe sur les cuisses, et elle pissait. Et tu vois, raconte-t-il à Boris qui fait quelquefois une partie du chemin avec lui jusqu’à Alicante et qui sait aussi que les frontières sont poreuses et nombreuses les surprises qu’elles réservent, je me suis dit que je n’avais jamais vu une femme pisser, comme ça, dehors, tranquillement, elle aurait pu chercher un coin où se dissimuler, je n’avais jamais vu une femme pisser en me regardant dans les yeux, car elle me regardait, sans que je sache exactement, elle était un peu trop loin, si elle était indifférente ou provocatrice. J’ai d’abord contemplé – deviné – la touffe blonde entre ses cuisses, le filet d’or qui en coulait, longtemps, la cigarette m’a brûlé les doigts et je l’ai jetée d’un geste brusque, puis j’ai regardé ses yeux, ou plutôt elle m’a pris dans le faisceau de son regard et nous sommes restés immobiles, car elle ne pissait plus mais restait accroupie dans le soleil, sans que je comprenne si elle voulait prolonger l’offrande de cette vision ou si elle avait oublié sa posture.

Je ne peux pas te dire mieux, dit Youssef, mais le monde s’est arrêté pour la première fois, comme si mon grand-père s’était immobilisé, à moins que j’aie rejoint ce qu’il apercevait au bout de son extase, comme si mon regard – c’est ce que j’imagine – comme si mon regard se posait sur, je ne vais pas le dire, si je vais le dire, se posait sur un morceau d’éternité.

Le klaxon des voitures derrière m’a sorti de, de ça, j’ai dû avancer de quinze mètres, quinze au moins, dit-il à Boris qui fait souvent une partie du chemin avec lui jusqu’à Alicante et qui n’a jamais cru, lui dit-il, jamais un seul instant cru que le monde ou le temps pouvait s’arrêter, que l’exil prendrait fin, car une fois qu’il a vu sauter le pont de Mostar, le très vieux pont sur lequel il échangeait ses billes, puis des cigarettes américaines, puis des devises, il a senti qu’il ne fallait plus compter sur les frontières mais qu’il devait en jouer, Je ne comprends pas cette histoire d’éternité, Youssef, je ne sais pas si j’ai jamais vu une femme pisser, et après les quinze mètres, Youssef ?

Après elle avait disparu, ou bien elle était toujours accroupie, ou bien il avait rêvé. Il n’est pas sorti de la voiture, un flic est arrivé tout de suite sur lui, les flics se doutent du trafic des « fourmis », il ne leur en veut pas, ils font leur boulot, sont là pour garantir qu’on paie les taxes, les marchandises des pays riches doivent rester dans les pays riches ou bien être taxées aux frontières, mais lui, Youssef, s’en fiche des pays riches, il préfère que les gens de Marrakech puissent réparer leurs machines à laver et marcher sur les beaux tapis belges, les jolis tapis aux couleurs éclatantes, très solides, et lui, Youssef, gagne ainsi son argent, envoie ses fils à l’école, de bons fils, Dieu merci, ils feront quelque chose dans la vie, inch’Allah, à Marseille ou à Marrakech. Et après, dit Boris, la fille ? Le flic l’a vaguement interrogé, il faisait trop chaud, trop chaud pour les taxes, n’a pas eu envie de lui faire déballer son chargement, a fait signe de passer. Et la fille ? dit Boris, tu l’as retrouvée ?

Est-ce qu’il devait la chercher, descendre de voiture ? Comment, tu ne descends pas pour une vision du Paradis ? Mais qu’est-ce qu’il lui aurait dit, lui, Youssef, Je vous ai vu pisser ? J’ai vu l’or du monde couler entre vos cuisses ? J’ai pensé à mon grand-père ? Et dans quelle langue ?

Boris, qui fait quelquefois une partie du chemin avec lui jusqu’à Alicante, lui a dit qu’il avait perdu sa fiancée dans l’un des premiers bombardements de Mostar, qu’il voulait lui aussi faire des enfants et les envoyer à l’école, mais il avait perdu quelque chose avec le pont, quelque chose d’essentiel, et c’est pourquoi il s’était mis en route, s’était lié aux Marocains de Marseille, trafic de billes à grande échelle, rien ne tient, ni les projets ni les villes, la bille c’était lui, sur les routes en vadrouille, passent les jours et les frontières, il ne faisait rien de grave, pas de drogue pas de filles, juste des marchandises ordinaires, du commerce, il ne voulait surtout pas s’arrêter quelque part, la Yougoslavie avait volé en fumée, l’exil n’aurait donc pas de fin, Et la fille, Youssef ?

Que lui dire de plus, s’il ne voit pas ? Mais qu’est-ce que je pourrais voir ? Il ne sait pas, un centre. Tu crois toujours au centre, Youssef, ou aux attaches sentimentales. La Yougoslavie, on en avait plein la bouche, tu entends comme le mot est joli ? Moi j’étais musulman de Bosnie, mon voisin était serbe orthodoxe, ma fiancée croate, on le savait à peine, ce qu’ils ont fait ensuite, le fractionnement à l’infini, chacun rappelant l’antique mémoire de sa différence, chacun voulant devenir le centre, je n’ai pas de mot pour le comprendre, ça n’a pas de mot, mon centre a volé en éclats, le pont est tombé dans la Néretva, je viens d’un pays qui n’existe plus, voilà pourquoi j’aime passer les frontières, je n’y crois pas, c’est un théâtre mobile, pas de centre et pas de frontières.

Mais après, raconte Youssef, après avoir dépassé les flics qui avaient trop chaud pour croire aux taxes, il s’est arrêté sur le côté, il est sorti de la voiture, il a rallumé une Marquise et il a attendu. Il n’aurait pas su dire quoi. Il a attendu longtemps. Il surveillait la file des véhicules qui commençaient ici à accélérer en descendant vers la vallée. Et tu comptais faire quoi ? Maintenant, il croit qu’il espérait qu’elle s’arrête, il aurait vu la couleur de ses yeux et si elle avait voulu partir avec lui, si elle était monté sans un mot dans sa voiture – ils n’auraient pas eu besoin de mots – il aurait tout laissé, sa femme, ses enfants, que Dieu les protège, le commerce, il croit qu’à ce moment il n’avait aucun moyen, aucune arme, aucune protection contre elle, même la place Jemaa-Al-Fna, le cœur palpitant du monde, n’était plus au centre, parce qu’au centre il n’y avait plus que le filet d’or descendu des cuisses de la femme blonde.

Alors ? dit Boris qui fait quelquefois une partie du trajet avec lui jusqu’à Alicante. Il a observé chaque voiture, longtemps, il a même reconnu Driss qui filait dans une vieille Mercedes chargée, le soleil tapait, mais aucune voiture ne contenait sa femme, aucune blonde assez blonde n’est passée devant lui, aucune femme ne l’a cherché du regard, il avait les yeux brûlés par la lumière, un grand oiseau noir s’est posé sur le capot puis s’est envolé, il a repensé à son grand-père qui louait chaque jour la perfection de la Création, en trouvant une preuve dans le fait que Dieu avait donné aux chèvres le goût des fruits de l’arganier afin qu’elles en recrachent les noyaux que les hommes pressaient pour en extraire l’huile précieuse, il n’avait plus de cigarettes. Alors ? dit Boris. C’est tout, a dit Youssef.

Belinda Cannone

Lelittéraire.com

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