Clinamen et clitoris, une déclinaison du désir de Claire Tencin

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Clinamen et clitoris, une déclinaison du désir

Claire Tencin

« La bête imprévue Clinamen éjacula aux parois de l’univers »

Alfred Jarry

En mars 2019, dans un wagon de métro rempli principalement d’hommes d’âge moyen  revenant de la manifestation de  gilets jaunes, une adolescente tenait une pancarte sur laquelle on pouvait lire : « Vous gérez nos clitoris aussi mal que la planète. » 
Au-delà de la dimension politique que suscite cet acte isolé et d’une haute insolence, la revendication de la jeune femme fait subitement apparaître dans le champ public ce qui manque à la réalité de son être vivant. En nommant explicitement le clitoris, elle ne rappelle pas seulement qu’elle a droit à la jouissance, elle revendique le droit à la reconnaissance de l’intégrité de son corps et de sa parole. Elle ne dit pas « nos sexes » ou plus banalement « nos chattes », elle nomme délibérément l’organe dont on ne dit pas le nom. Organe interdit, mis au silence par l’ordre social et patriarcal depuis le 19è siècle (nous y reviendrons), le clitoris s’invite depuis quelques années dans le champ de la revendication féminine pour dire son grand désir à participer aux changements démocratiques et libertaires. Malgré son insolente infraction dans l’espace public, il peine encore aujourd’hui à bouger les lignes de l’ordre social vertical où le désir des femmes a été culturellement construit au bénéfice de la maternité et du couple hétérosexuel.
Le clitoris fait écho au clinamen qui, tous deux issus étymologiquement du mot latin « clitus », signifient la pente, la colline, le versant. Joli accord phonique et sémantique ! Lucrèce dans le De Natura définit ainsi le concept philosophique de clinamen : « Les atomes descendent en ligne droite dans le vide, entrainés par la pesanteur. Mais il leur arrive, on ne saurait dire où et quand, de s’écarter un peu de la verticale, si peu à peine, qu’on peut parler de déclinaison. » En quoi le clitoris, ignoré pendant des siècles et mis à jour dans les années 2000 par la recherche gynécologique, pourrait-il incarner une déviation par rapport à la norme ? Cette découverte récente – on devrait en rire – mérite donc une brève description. Vestige invisible de l’anatomie, il forme une arche déployant ses membres musclés autour de l’orifice vaginale dont l’emplacement est marqué par le fanion du bouton rose situé à son extrémité septentrionale. Ce bouton très sensible, quand il est stimulé, a la capacité de faire bander les arches à la démesure de son plaisir et d’humidifier le canal vaginal – pour ouvrir la voie au pénis et accessoirement à la procréation. Car si le clitoris est biologiquement relié au vagin, il n’en est pas moins un stimulateur de plaisir autonome. (À remarquer que la femme a la capacité de procréer sans avoir eu de plaisir sexuel) L’homme n’a pas d’organe sexuel uniquement dédié au plaisir. Le pénis lui sert à uriner, à se reproduire, à faire l’amour. Alors comment ne pas penser le supplétif clitoris dans la voie reproductive de l’espèce comme un écart par rapport à la norme masculine dominante ? L’acte sexuel se révèle le lieu où s’exprime ce non-rapport entre les hommes et les femmes (clin d’oeil à Lacan), quelque soit la satisfaction que les partenaires puissent éprouver dans leur étreinte. Souvent, l’éjaculation masculine clôt les ébats alors que la femme n’a pas encore épuisé son désir. Les orgasmes ne coïncident pas.

Quoi d’étonnant que les hommes aient conçu, avec jubilation et jalousie, d’exciser le trouble-fête de la domination masculine ! Le clitoris ne serait qu’une provocation de la Nature, une déclinaison contre-nature de l’expression du désir de la femme. Qu’est-ce que le désir sinon un écart ? Il n’y a pas de désir sans une volonté puissante de liberté dit Pérec : « Le désir c’est le clinamen, (…) la variation que l’on fait subir à une contrainte ». Selon les études menées sur la drague au temps des réseaux sociaux, les hommes ont tendance à l’inhibition quand une femme manifeste trop ostensiblement son désir sexuel. Ils ont l’impression de ne plus être dans leur rôle, d’être affaiblis et privés d’initiative. La femme désirante leur fait peur ou ne les excite pas. Si d’aventure, la femme inverse les rôles, l’homme se sent dans une position d’impuissance et prend la fuite. C’est-à-dire qu’il prend le rôle de la femme de laquelle il attendait une résistance. Il est communément admis que l’intensité du désir chez les femmes serait moins forte que celle de l’homme toujours prêt à bander. Elles auraient besoin, dit-on, qu’on lui manifeste des sentiments pour faire l’amour. Évidemment ces croyances ne sont que des stéréotypes de genre construits par un formatage culturel depuis l’enfance. Je serais plutôt encline à penser que les femmes, si différentes soient-elles dans l’expression de leur désir, ont plutôt besoin de stimulations érotiques plus larges. Stimulations par les caresses, les préliminaires lents et les paroles. Dans cette préparation érotique, la caresse clitoridienne est un facteur essentiel du plaisir sexuel féminin. Alors pourquoi le clitoris, si sensible et essentiel à l’épanouissement érotique de la femme demeure-t-il encore  la grande inconnue de la vie sexuelle des hommes et des femmes ?

Petite histoire du clitoris

L’ouvrage de Thomas Laqueur La Fabrique du sexe (Folio Essais, 2005) fait référence en la matière, tant par sa volonté de ne souscrire à aucune idéologie que par la polyphonie des points de vue historiques. Bien que le clitoris fût déjà vénéré des Anciens, chouchouté pour ses vertus lubrifiantes et fertilisantes, il devient une réalité organique à partir de la Renaissance. En 1559, la dissection du clitoris par Realdus Colomb lui permet d’affirmer qu’il est le siège du plaisir de la femme. L’analogie avec le pénis déjà acquise, s’affirme d’autant plus concrètement qu’ « on pouvait voir, entre autres choses multiples que les femmes étaient des hommes à l’envers ». Voir parce que le corps ouvert dévoile visuellement ce qui était caché depuis l’Antiquité, sans toutefois remettre en cause la conception d’un corps unisexe. La nouvelle anatomie, imprégnée de la pensée analogique de la Renaissance, ne conçoit pas la différence sexuelle et opère donc un rapport direct entre les organes de le femme et ceux de l’homme : le col de l’utérus est un pénis intériorisé et son réceptacle avec les testicules (les ovaires) et les vaisseaux (trompes de Fallope et canaux spermatiques) est pareil au scrotum. Les planches anatomiques de Vésale dans Tabulae Sex de 1538, très popularisées, applique visuellement la conception d’un monde unisexe. Alors que devient le clitoris dans ce modèle ? Sa ressemblance avec le pénis amène forcément la confusion dans l’ordre des représentations et du coup le vagin et le clitoris semblent faire doublon. Colomb désigne alors le clitoris comme une partie du vagin, corroborant ainsi la fonction des lèvres acquises depuis des siècles, à savoir qu’elles jouent le rôle d’un « prépuce » protecteur pour garder l’entrée de la matrice froide. Ce n’est pas tant l’exposé très érudit de Laqueur qu’il faut retenir que la conclusion à laquelle il parvient : « Un caractère presque défensif laisse penser que la politique du genre implicite explique l’insistance du texte à affirmer, somme toute, qu’il n’y avait pas vraiment de femmes » (p 162).

Mais ce monde unisexe n’est pas moins affecté culturellement par la question du Genre. S’il n’existe qu’un sexe unique, les modèles féminins ne sauraient prétendre être aussi parfaits que les modèles masculins, apportant par leur imperfection la preuve de leur infériorité sociale. Ainsi les transgressions d’un genre à l’autre sont lourdement punies. Seuls les organes font foi. De nombreux récits, d’Ambroise Paré à Michel de Montaigne relatent des phénomènes de transmutation. Les femmes qui ont été « changées » en hommes l’ont été juridiquement sur la foi qu’elle possède un membre viril extérieur, que les testicules ont été poussés vers l’extérieur par la chaleur, provoqués par l’action, par des comportements plus viriloïdes que passifs et froids. Un corps pourvu d’un membre extérieur pouvait prétendre aux privilèges d’être un garçon et jouir des droits et des considérations liées à son genre. Le souci juridique portait essentiellement sur la légitimité d’une femme à tenir le rôle d’un homme dans l’ordre social.
C’est au 18è siècle que fut inventé le sexe biologique. Il devient une catégorie scientifique de la pensée dépecée de ses métaphores ancestrales, ouvrant la voie à la différence sexuelle et à la revendication féministe. Dès le siècle des Lumières, la rupture radicale entre les hommes et les femmes s’arrime à la conception naturelle des corps biologiques et justifient l’infériorité sociale des femmes par ordre naturel, alors même qu’elles tiennent salons et conversations dans l’espace public avec une audace sans précédent. Le vagin et ses menstrues cycliques les dédient intrinsèquement à la maternité et l’amalgame entre pénis et matrice n’a pas lieu d’être. La vérité biologique est toute autant que la vision métaphorique des sexes embrumée de confusion, de préjugés, d’interprétations masculines erronées. La jouissance féminine devient la pierre angulaire de la procréation. On pense que les femmes qui ne jouissent pas sont stériles, d’où toute l’importance que revêtent le clitoris et le vagin réunis dans la conception d’un enfant. Là encore, la pensée moderne ne s’aventure pas à distinguer les deux organes sexuels de la femme, étant admis depuis la Renaissance qu’ils ne font qu’Un.
C’est à partir du 19è siècle, et pour continuer à toute allure avec Laqueur, que les expériences chez les mammifères permettent d’observer que l’ovulation se produit indépendamment du coït. Toute l’ancienne physiologie du plaisir est battue en brèche et la menstruation impose aux femmes leurs nouvelles caractéristiques sociales. Leur morphologie, obéissant aux lois de la reproduction naturelle comme la chienne, la truie ou la lapine selon Pouchet (p 349) les dédie à la fonction maternelle. Le désir sexuel et l’orgasme, jusqu’alors nimbés de l’euphorie de la création humaine, se renverse en perversions répréhensibles, notamment la masturbation et la prostitution, et dans la foulée le désir sexuel. Au cours du 19è siècle, on commence à pratiquer en France des excisions sur des jeunes filles pour les guérir de la masturbation, de la nymphomanie et de l’hystérie. D’ailleurs certaines jeunes filles n’hésitent pas à se rendre chez leur médecin pour être soulagées de leurs maux. Pauvrettes que le désir travaille si fort qu’elles s’en croient malades. Les femmes mariées de la bourgeoisie ne sont pas pas plus exemptes de ces symptômes, délaissées par leurs maris, tyrannisées par une existence de recluse dans le domus patriarcalement.

La réinvention du récit

C’est en 1905 que Freud réinvente le personnage du clitoris dans le récit de la sexualité féminine. Selon Laqueur « Une grande vague d’amnésie déferla sur les milieux scientifiques vers 1900 au point que la seconde moitié du 20ème siècle on devait saluer comme révolutionnaire des vérités séculaires » Si Freud ne réinvente pas totalement la fable de « la verge féminine », il en propose une toute autre interprétation, qui sous couvert d’autorité intellectuelle n’en est pas moins fantasmatique : réduire le clitoris à un vestige anatomique et minimiser sa puissance orgasmique dans l’accomplissement de la femme adulte. À la petite fille, le plaisir de son joujou clitoridien, à la femme adulte la jouissance de son vagin. Ce transfert du plaisir d’un organe à l’autre, de l’abandon du clitoris pour le vagin impose l’interdit de la jouissance aux femmes. En rapportant métaphoriquement le clitoris à un manque de pénis, Freud a tout simplement entravé le possible devenir de la femme. Devenue toute vaginale, elle n’en demeure pas moins incomplète puisqu’un pénis lui fait défaut, puisque le clitoris n’a pas vocation à la signifier. L’infantilisation du clitoris a assigné symboliquement au corps féminin une destinée maternelle tout en créant arbitrairement dans le champ social des rapports de force entre les hommes et les femmes. Dans un sens, avec « le désir de pénis », Freud réactualise le modèle vétuste de l’unisexualité humaine, à contre-sens du mouvement de libération qu’initie la psychanalyse avec la découverte de l’inconscient et la levée des refoulements. Dans le schéma freudien, la femme n’existe pas, ou plutôt n’existe qu’imparfaitement, car le modèle physiologique parfait reste originellement le modèle masculin, telle est tristement la représentation judéo-chrétienne de Freud. La raison d’être de la femme, c’est l’homme ! C’est ainsi que l’on pense l’humanité au tournant du 20ème siècle. La fable de Freud n’a guère varié de la fable originelle. Ce qui varie d’une époque à l’autre, c’est le logos, le langage qui refonde l’imaginaire et les représentations mentales et spatio-temporelles d’une société, un récit fabriqué pour assigner aux corps leurs fonctions.

« Le désir de pénis de la femme » ainsi recommence le récit. Y’a t-il un récit du désir de la femme, ou n’existe-t-il qu’un corps pour le porter qui n’aurait pas d’histoire ? Le désir de pénis a oblitéré la parole des femmes bâillonnée dans son rôle infantile. Ainsi, le récit des femmes a légitimement copié celui des hommes, parce qu’elles n’avaient pas d’autre récit à faire valoir pour prendre leurs places dans ce monde adulte impérativement masculin. En l’absence de récit, leur désir s’est glissé dans les plis, s’est inscrit en creux dans la réalité de ce monde-là. Les femmes savent que leur corps porte une histoire sans nom. Leurs seins, leurs fesses, leurs jambes continuent d’écrire le fantasme des hommes. Une poésie plutôt qu’une fiction, une prosodie plutôt qu’un récit prédictible.

Sexuation et symboles

Le clitoris, l’organe en creux dans le rapport sexuel dessine en filigrane le clinamen, la possible déviation de la voie directe, j’entends du vagin, le fourreau de la verge, le récipient de la semence et la matrice. Quelque soit leur nom, les organes ne sont que des métaphores. Le poète Antonin Artaud a payé de son corps interné sa désobéissance aux automatismes et aux systèmes avilissants. Son cri poétique a ouvert la porte de la cage aux corps sans organes. « Le corps est le corps, il est seul et n’a pas besoin d’organes, le corps n’est jamais un organisme, les organismes sont les ennemis du corps, les choses que l’on fait se passent toutes seules, sans le concours d’aucun organe.» (Pour en finir avec le Jugement de Dieu, Poésie Gallimard)
Le débat faussé qui a partagé les femmes entre clitoridiennes et vaginales a-t-il cours encore aujourd’hui ? A l’initiative de la gynécologue obstréticienne Odile Buisson, des recherches ont été menées sur le clitoris dès les années 2000 et grâce à l’échographie, on découvre enfin la réalité physique de cet organe jusqu’alors réduit à un bouton rose. Le clitoris a une dimension impressionnante, il se déploie autour du vagin avec deux larges arches remplies de terminaisons nerveuses qui se gonflent de sang lors de l’excitation. Le vagin quant à lui est très peu irrigué de terminaisons nerveuses et semble n’avoir qu’une fonction passive dans l’accès à l’orgasme. La première échographie d’un coït réalisée en 2010 montre à l’image la contraction significative des deux arches provoquée par le va et vient d’un phallus. Il n’y aurait donc pas d’orgasme vaginal ! Ainsi se terminerait la fable. Mais les questions demeurent. Comment expliquer qu’une femme ne puisse pas jouir ? Quelle est la part psychique dans la sexualité féminine ? Envisage-t-on la médicalisation de la frigidité à l’instar du viagra pour les hommes ?
Autant dire que la découverte de la toute puissance orgasmique du clitoris pourrait redéfinir le rôle des femmes sur l’échelle sociale, amoureuse, et sexuelle que les hommes ont fixée depuis belle lurette. Leur corps n’est plus seulement dévolu à la maternité, il réclame aussi sa part de jouissance dans le festin collectif. Reconnaissance de sa liberté d’agir, de circuler dans la rue en toute sécurité, de faire entendre sa parole, d’être mère ou de ne pas l’être, tout simplement de se faire sujet sans se soutenir de l’homme atavique et du vieux schéma hétérosexuel. Comme l’a si bien clamé la jeune fille sur sa pancarte, les hommes continuent à gérer le clitoris sans foi ni loi.
Prolégomènes pour un devenir : La femme bénéficie d’une double part dans la redistribution naturelle de l’espèce humaine. Physiologiquement deux organes, l’un dédié uniquement au plaisir (le clitoris) et l’autre à la reproduction (le vagin). Le clitoris, magistral dans son étendue et si minuscule à l’oeil nu, en déviant de la verticale de la reproduction, ouvre le champ des possibles. Il s’agit d’un organe sans fonction biologique, un bouton de chair donné à l’arbitraire de l’humanité. Ainsi, le clinamen et le clitoris se rejoignent-ils dans leur imprédictible mouvement.
Claire Tencin
Octobre 2020
Article publié dans la revue Revista 
En lien avec son récit, Le silence dans la peau, tituli, 2017.

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